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Devenir Dieu est-il le seul avenir du livre?

Amazon veut nous envoyer nos commandes avant même que nous ayons pensé à les commander. Fichtre! Ça ressemble à de la sorcellerie divinatoire. L'idée de base c'est de pousser à son paroxysme le "si vous avez acheté ça, on parie nos caleçons que vous allez aimer ça."
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Si un jour quelqu'un m'avait dit que je devrais attendre sur ma terrasse, la tignasse au vent, qu'un drone vienne me livrer un bouquin commandé le matin même, je crois que j'aurais commencé par prendre une sacrée inspiration avant de lâcher le plus grand rire nerveux jamais entendu depuis que mon voisin a annoncé qu'il allait transformer son jardin en chenil. Non seulement ce jour vient d'arriver, mais en plus, ça n'est pas près de s'arrêter.

La plupart des gens ne s'en sont peut-être pas rendu compte, mais en début de semaine dernière une drôle d'annonce a strié le ciel numérique américain avant d'être reprise massivement, comme d'hab', par le reste du monde. Amazon veut nous envoyer nos commandes avant même que nous ayons pensé à les commander. Fichtre! Ça ressemble à de la sorcellerie divinatoire. En fait, c'est juste du bon vieux business auquel on a ajouté une quantité biblique d'algorithmes. L'idée de base c'est de pousser à son paroxysme le "si vous avez acheté ça, on parie nos caleçons que vous allez aimer ça." La Bande à Bezos, car c'est bien comme ça qu'il faut désormais appeler ces jeunes loups motivés à bloc, déplace ainsi la bataille du prix vers celle du délai de livraison qui ne cesse de raccourcir. Sans aller jusqu'à dire que le géant américain veut faire de l'Occident une civilisation d'obèses agoraphobes dont la seule partie du corps vraiment valide sera cet index qui clique et qui paie, on peut y voir un implacable désir - des drones, sacrebleu! - à ce que plus personne ne se déplace pour acheter quoi que ce soit. Quel meilleur moyen pour ça que de promettre la quasi-instantanéité des services? Amazon étant Amazon, ça risque d'être spectaculaire. Ça risque aussi d'être polémique et super sanglant.

La voyance appliquée au monde merveilleux et tumultueux des livres connait d'autres rebondissements de taille, mais dont les implications à long terme restent encore floues. En novembre dernier, Knopf a déboursé 2 millions de dollars pour acquérir les droits d'un premier manuscrit de 900 pages. On ne sait pas encore ce que vaut ce City of Fire, mais inutile de vous dire qu'ils ont intérêt à en vendre des palettes entières, sans quoi les types de la compta risquent fort de sortir du sous-sol avec tout un tas de trombones bien pointus et la bave aux lèvres. Prévoir le succès d'un livre a toujours été une chose qui tenait plus de la chance que de la formule mathématique éprouvée. Enfin, jusqu'à aujourd'hui.

Le cours de l'histoire étant ce qu'il est, une équipe de scientifiques de la Stony Brook University vient, pour ainsi dire, d'isoler "le gène du bestseller". Qu'est-ce que vous dites de ça? Bien entendu, l'info a fait le tour du web et on comprend bien pourquoi. Imaginez une seule seconde que vous êtes un éditeur lancé dans la bataille d'une rentrée littéraire pléthorique et sans pitié. Maintenant, imaginez ceci: grâce à certains motifs récurrents, à certaines structures, il est dorénavant possible de pronostiquer le succès d'un livre avant même de prendre le risque de le publier. Imaginez que vos auteurs n'aient plus qu'à entrer deux trois paramètres précis dans leurs ordinateurs pour écrire les prochains bestsellers du catalogue. Mieux, imaginez un monde sans écrivain, juste des fonctionnaires éditoriaux, des ordinateurs et des bestsellers en veux-tu, des bestsellers en voilà. Le délire.

En même temps, fallait bien que ça arrive un jour. À force de chercher à quoi l'avenir pourrait bien ressembler, les livres se sont fait prendre de revers par un futur qui ne leur demande plus leur avis. Tout le monde se met à avoir peur. Comment ne pas trembler des guiboles à la vue de tant de modernité irrationnelle? La technologie touche à la magie noire et bouleverse un monde qui ne cesse de l'être depuis Gutenberg. Qui se souvient de ces moines copistes qui crièrent au scandale en voyant ouvrir la première imprimerie? Qui se souviendra que Marc Levy s'était soudain réveillé pour annoncer à tout le monde qu'internet était en train de tuer le livre...

Les gens ne lisent pas moins, ils lisent autrement et les nouvelles technologies ne sont pas forcément les filles hystériques du démon, même en ce qui concerne le livre. Il n'est pas question d'une énième bataille rejouée entre l'homme et la machine. Pratiquement tout le monde est tombé d'accord pour dire que la série des Terminator avait très bien répondu à la question. Non, le petit hiatus que l'on va devoir ingurgiter sans verre d'eau c'est l'évolution contradictoire de nos instincts: tout contrôler, maîtriser, anticiper et ne laisser aucune place à la surprise, au libre-arbitre, à l'imprévisible. Nous gardons cette ambition absurde de devenir Dieu alors que c'est déjà fait depuis des lustres. Par contre, nous n'avons toujours pas compris ce qui pouvait peut-être sortir de tout ça. En 1956, Philip K. Dick écrivait une nouvelle dans laquelle la police parvenait à arrêter des personnes avant même que celles-ci ne commettent le moindre crime. La version que Spielberg fit de Minority Report fait l'impasse sur la fin paranoïaque et comploteuse de Dick. C'est vraiment couillon parce que notre hiatus est justement là. Personne ne peut prédire de quoi l'avenir sera fait. C'est exactement ce qu'on rabâche aux enfants qui loupent leur bac pour la troisième fois et si vous voulez mon avis, cette histoire de bestseller qui s'écrit tout seul aura fait "pschit!" avant même que Bezos ne pense à envoyer des trucs sur la Lune. Par contre, ontologiquement, nous avons un sacré pépin.

Le monde du livre connait une période assez excitante et inquiétante à la fois. Des sites comme Oyster, des applications d'écriture en réseau comme Spine ou Coda transforment profondément notre relation à un objet culturel qui nous est cher depuis si longtemps. Pour autant, je ne suis pas certain que ça soit la fin du livre tel que nous le connaissons. Alors, en attendant de devenir tout à fait schizophrènes, faites comme moi, ne passez pas pour un couillon sur le toit de votre maison en lorgnant le ciel pour voir si votre drone de onze heures est à l'heure. Achetez vos bouquins dans une librairie, une avec des libraires dedans. Certaines commencent même à vendre des livres numériques sur leur site. Je vous jure que c'est vrai.

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