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La médecine a mis 25 ans à comprendre pourquoi je vois des monstres la nuit

Enfin, j’avais mis un nom sur ce qui me hantait depuis tant d’années.
Ji Sub Jeong/HuffPost

J'avais un peu plus de 30 ans lorsque je vis un monstre pour la première fois.

Quelques semaines plus tôt, j'avais commencé à subir d'énormes perturbations de mon champ visuel: apparition de corps flottants, d'éblouissements, de zigzags lumineux. Non seulement j'étais en train de tomber malade, souffrant de nausées, de maux de ventre, de pertes de vision et d'une fatigue extrême, mais je m'inquiétais aussi sérieusement pour ma santé mentale.

Mon premier monstre était rapide! Très imposant et éclatant de couleurs, il s'évapora de nouveau en une fraction de seconde. Après l'avoir aperçu, je me demandai si je ne venais pas de rêver.

Mais toutes les nuits qui suivirent cette hallucination, les ténèbres de ma chambre se retrouvèrent peuplées de nombreuses autres silhouettes multicolores, de formes géométriques et même de créatures évoquant des jouets. Et après chaque défilé nocturne de cette batterie de personnages de Disney en folie, je ne manquais jamais de me réveiller avec d'effroyables douleurs à la tête et au ventre.

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Au début, je ne parlai à personne de cet étrange phénomène. Mais après qu'il m'eut forcée à manquer plusieurs journées de travail, je décidai de tenter d'aborder le sujet avec mon médecin traitant.

Le problème: comment expliquer à un brillant et éminent praticien qu'on voit défiler devant ses yeux de gros morceaux de toast volants, des jeux de cartes rouges, noires et blanches, un clown de trois mètres ou un Monsieur Patate en avion à réaction en train de chanter la tyrolienne?

Comment expliquer à un brillant et éminent praticien qu'on voit défiler devant ses yeux de gros morceaux de toast volants, des jeux de cartes à jouer rouges, noires et blanches, un clown de trois mètres ou un Monsieur Patate en avion à réaction en train de chanter la tyrolienne?

Heureusement, mon docteur ne fit aucun diagnostic à l'emporte-pièce et se garda de conclure trop vite à des problèmes mentaux. Selon lui, mes visions devaient être dues à d'intenses migraines. Son opinion ne me convainquit guère, ne faisant qu'augmenter ma confusion: comment un mal de tête, aussi intense fût-il, aurait-il pu provoquer de telles manifestations?

Mon problème se fit bientôt assez handicapant pour remettre ma vie entière en question. Adieu à cet esprit libre, avide d'aventure, qui répondait toujours présent quel que soit le projet qu'on lui proposait: il me semblait n'être plus que l'ombre de moi-même. Je n'avais jamais eu tendance à me faire porter pâle, et décrocher le titre de prof de l'année dans l'établissement où j'enseignais avait été l'une de mes grandes fiertés. Mais d'un coup, je n'en étais même plus à m'absenter quelques jours par semaine: travailler tout court me devenait impossible.

Je subis échographies cérébrales à répétition, traitements médicaux et procédures de rétroaction biologique, sans jamais y trouver le moindre soulagement. La douleur comme les hallucinations continuaient. En l'absence de toute solution, on finit par m'envoyer faire des examens supplémentaires dans un centre de recherche sur l'épilepsie de Dallas.

Je me faisais l'effet d'Alice dans un pays pas franchement merveilleux — sauf que celui-ci n'était autre que le monde réel, seulement envahi d'êtres et de personnages dont je savais qu'ils ne pouvaient exister. Tout comme l'héroïne, je commençai à me demander si je n'étais pas, pour dire les choses brutalement, complètement cinglée. Les spécialistes de mon dernier centre spécialisé se posaient visiblement la même question, car ils me dirigèrent vers un psychiatre de la Southwestern Medical School de l'université du Texas.

Celui-ci m'affirma que ne souffrant d'aucun trouble de la santé mentale, je n'avais en rien besoin de ses services. Il répéta plutôt ce que m'avait déjà dit mon premier docteur: ce qu'il me fallait, c'était des experts des formes les plus sévères de migraine, aptes à traiter les divers symptômes et syndromes susceptibles de s'y associer.

Je continuai de passer d'un professionnel à l'autre. À chaque fois que je décrivais ma vision de la pièce où je me trouvais, sillonnée de petits éclairs ou de points rouges et noirs — ou la manière dont il m'arrivait, en regardant mes jambes, de les trouver si larges qu'elles semblaient appartenir à un éléphant —, c'était en redoutant de m'entendre dire une fois de plus qu'on ne pouvait rien pour moi.

JI SUB YEONG/HUFFPOST

Mais un jour, j'eus l'extraordinaire surprise de voir tomber un diagnostic: je souffrais justement du syndrome d'Alice au pays des merveilles (ou syndrome de Todd), un trouble aussi rare que mystérieux qui conduit à percevoir les objets comme plus petits, plus grands, plus proches ou plus éloignés qu'ils ne le sont vraiment. Dans certains cas comme le mien, il entraîne également des hallucinations très intenses.

Enfin, j'avais mis un nom sur ce qui me hantait depuis tant d'années.

Tout porte à croire que Lewis Carroll souffrait lui-même de ce mal méconnu. Dans son œuvre célèbre, Alice devient immense (référence à la macropsie, un trouble associé au syndrome qui vous fait voir les choses comme plus grandes qu'elles ne le sont), puis minuscule (même chose, cette fois dans le cas de la micropsie). Au fil de son voyage dans un univers surréaliste, elle rencontre de nombreux personnages des plus stupéfiants. L'écrivain et professeur, lui, mentionne de fréquents et intenses maux de tête dans ses journaux intimes, et y déclare se sentir souvent désorienté ou mal en point.

J'ai appris à taire mes souffrances et à me forcer à sourire, faisant mine que tout allait bien. C'était l'option la moins difficile. Imaginez donc mon soulagement de m'entendre dire que mon problème était tout à fait réel.

Entre l'apparition de mon premier monstre et l'arrivée du diagnostic, 25 ans se sont écoulés. Pendant tout ce temps, je n'ai cessé de me sentir mise en accusation vis-à-vis de mon état; tant de personnes refusaient même d'en admettre la réalité. Vous ne croiriez pas le nombre de gens qui ont pu me lancer "Tu n'as pas l'air malade", "Ça n'existe pas, ce que tu décris là" ou encore, lors des rares occasions où je n'étais pas obligée d'annuler un engagement auprès d'un proche: "Tiens, tu as finalement décidé de te pointer?"

J'ai appris à taire mes souffrances et à me forcer à sourire, faisant mine que tout allait bien. C'était l'option la moins difficile. Imaginez donc mon soulagement de m'entendre dire que mon problème était tout à fait réel.

JI SUB YEONG/HUFFPOST

Aujourd'hui, je n'ai plus la même culpabilité au moment de me désister pour ceci ou cela: sachant que j'en ai une vraie raison, je me sens en droit de prendre soin de moi et de faire passer ma santé en priorité.

Je suis encore suivie par les médecins de la Southwestern Medical School, qui s'efforcent de me soigner. Le mois dernier, j'ai reçu 31 injections de Botox pour traiter la douleur, ainsi que du magnésium, de la riboflavine et du Maxalt pour lutter contre cet étonnant et terrible syndrome. Je connais encore des jours très difficiles, mais aujourd'hui, je sais au moins quelle est l'affection qui perturbe tant ma vie.

Se faire entendre est parfois un vrai parcours du combattant, fait d'angoisse et de solitude — surtout face à un mal que les autres ne peuvent comprendre ni percevoir. Mais cela reste un impératif: personne ne le fera à votre place. Que vous pensiez souffrir du syndrome d'Alice au pays des merveilles ou de tout autre trouble obscur sur lequel il est bien difficile de poser un diagnostic, ne cessez jamais de réclamer de l'aide. Voyez autant de médecins que possible; demandez une deuxième opinion, puis une troisième et une quatrième. Comme moi, peut-être tomberez-vous au final sur celui qui vous croira et vous aidera à reprendre le contrôle de votre vie.

Ce blogue, publié à l'origine sur le HuffPost américain, a été traduit par Guillemette Allard-Bares pour Fast For Word.

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