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Goût, labeur et ethnicité

Les goûts voyagent et ils voyagent bien, évidemment sous la forme de produits, ainsi que le prouve l'histoire de la pomme de terre, des piments, des tomates, ou encore des stimulants comme le café, le thé et le chocolat.
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Les goûts voyagent et ils voyagent bien, évidemment sous la forme de produits, ainsi que le prouve l'histoire de la pomme de terre, des piments, des tomates, ou encore des stimulants comme le café, le thé et le chocolat. De manière moins évidente, les goûts ont également fort bien voyagé par le biais des entreprises alimentaires immigrantes conçues dans les villes globales qui proposent à la vente des pizzas, des pâtes, des Lo Mein, des kebabs, ainsi que la haute gastronomie française.

L'influence des immigrants dans le domaine du goût

Les données récoltées sur les lieux de naissance, et les professions exercées aux États-Unis depuis 1850, montrent que les immigrants ont dominé les professions du domaine de l'alimentation telles que boulanger, boucher, restaurateur, et cuisinier. À New York, 80% de la population d'origine étrangère, voir plus, occupe ces professions, tandis qu'au niveau national, ils ont dépassé les 50%. D'autre part, les professionnels et les jeunes citadins se montrent disposés à modifier leur palais, et ce faisant, ont offert de nouvelles opportunités à l'économie politique et culturelle des immigrants implantés.

Lorsque nous tenons compte des conceptions des immigrants dans le domaine du goût cela permet de reconsidérer le consensus autour de l'idée de ce qu'est de la bonne nourriture. On est passé du statut d'immigrant, visiblement différent, à celui de membre de la communauté ethnique, dans le tournant du dernier demi-siècle. Un membre de la communauté ethnique est une personne qui nous est proche, mais qui est subalterne. Parmi les sous-groupes culturels et d'avant-garde, les personnes ainsi catégorisées sont parfois supposées réaliser la promesse de la créativité culturelle. Il existe une histoire de la subordination et de la puissance dans le domaine de la perception gustative qui remet en question les théories classiques de la fabrique de la culture.

"Si Aristote avait cuisiné, il aurait beaucoup plus écrit"

Si l'on s'intéresse à ceux qui écrivent de manière éloquente à propos de la nourriture, un certain nombre de raisons techniques et conceptuelles peuvent être invoquées afin d'expliquer leur aveuglement envers les productions des immigrants. Le dédain et le désintérêt interviennent dans ce jugement, ainsi que le faible prestige accordé au travail des soins quotidiens, au labeur peu héroïque des micro-entreprises, à l'incapacité à articuler le goût de la langue sous la forme d'un langage, aux compétences linguistiques limitées des chercheurs travaillant avec les migrants récents, sans compter le migrant débordé qui n'a ni le temps ni l'alphabétisation requise pour écrire, ont compliqué l'accès à cette perspective. Notamment la présomption d'une communauté désincarnée, aveugle aux différences corporelles, selon laquelle le bon goût a quelque chose de cérébral, parfois même lié à l'âme.

La désincarnation normative ne se limite pas à la sphère occidentale. Différents courants issus du brahmanisme -qui figure l'un de mes points de départ- avancent également des arguments élaborés contre la matérialité abjecte du corps, en particulier contre le corps socialement inférieur et son manque de correspondance avec le divin. Les hommes supérieurs ont théorisé à l'écart du corps et de ses besoins quotidiens, loin du domaine des délibérations académiques sérieuses.

Ce concordat est en train de se désintégrer tout autour de nous -en particulier au cœur de l'académie anglo-saxonne occidentale, au sein de laquelle la cuisine n'a jamais été prise au sérieux- alors que l'importance accordée à l'esprit et à la raison régressent, et que des classes subalternes font leur entrée à l'Académie et viennent violer les hypothèses ontologiques des corps supérieurs et des grands esprits. La riposte la plus forte à cette théorisation obsolète a déjà été préventivement livrée par l'intellectuelle hispanique baroque du XVIIe siècle, Sor Juana Inés de la Cruz, qui, en réponse à la réprobation d'un puissant évêque a relevé, "Si Aristote avait cuisiné, il aurait beaucoup plus écrit" [1].

"Quelle est la gloire de Dante par rapport à celle des spaghettis?"

Dans leur histoire culturelle de la cuisine italienne, Capatti et Montanari montrent comment la pizza et les pâtes sont devenues les signes les plus reconnaissables de l'Italie[2]. Ils se demandent, "Quelle est la gloire de Dante par rapport à celle des spaghettis ?". Au lieu d'insister sur la distinction entre la perception gustative et le goût pour la littérature, ils soulignent le point de contact entre cette pratique anodine et le grand art, où:

"Avec l'échange de produits alimentaires ... [il y a] également un échange de documents et de recettes. Ce trafic vivant... est vital pour le bon goût. En fait, sans le savoir, lorsque nous mangeons des spaghettis nous ingérons également un peu de Dante."[3]

C'est sur cette note claire que Capatti et Montanari aplanissent la hiérarchie esthétique instaurée dans l'Europe moderne.

Ce sont là quelques-uns des contextes et des conditions qui sous-tendent mon travail. Une attention portée au goût littéral en matière de goût esthétique; et aux matérialités migrantes. Voilà ce qui relie le goût, le labeur et l'ethnicité. L'insertion ethnique dans les cultures urbaines exige une reconnaissance depuis bien trop longtemps attendue de l'importance sociale accordée à la différence corporelle, basée sur des formes locales et fugaces de classifications de la peau, de la couleur, de la texture, des cheveux, de la fonction, de la langue... dans leur relation à la race et à la nation. Aux yeux de ses théoriciens centraux, la culture de la modernité reposait sur une appartenance nationale pleine et entière. Dans ce cadre, l'émigration est une trahison de la nation, et l'ethnicité un résidu de la différence non-métissable.

Le goût littéral était subordonné au goût esthétique, mais l'ancien a toujours porté la trace du subordonné, ce qui est précisément la raison pour laquelle il a été subordonné aux temples de la haute culture tels les musées, les bibliothèques, ou les académies. Ce consensus se désagrège aujourd'hui et l'air est chargé de possibilités. Contester le goût est devenu une activité légitime et populaire aux États-Unis, dont une partie est le fait du restaurateur ethnique, jouant avec la trivialité présumée du goût auprès des différents publics américains. Les étrangers ont toujours nourri les Américains, et les Américains ont tout englouti. Cette transaction du goût est au cœur des opportunités démocratiques de la culture américaine qui sont difficiles à instaurer presque partout ailleurs dans le monde, avec la préférence accordée généralement aux racines[4].

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[1] Sor Juana Ines de la Cruz, La Respuesta (The Answer), Feminist Press, 2009, p. 75. Des essais comme ceux de Marcy Norton, Sacred Gifts, Profane Pleasures (2008) a récupéré avec succès l'adaptation de l'esthétique mésoaméricaine au goût européen pour le chocolat et le tabac, contre le poids de l'idéologie coloniale qui veut que le bon goût ne provienne que du conquérant.

[2] Capatti and Montanari, Italian Cuisine. A Cultural History. New York: Columbia University Press, 2003.

[3]Ibid.

[4] L'étude des prestations des soins quotidiens est susceptible de générer des implosions épistémiques, où les connaissances qui ont été disqualifiés en tant que « naïves, situées très bas dans la hiérarchie, en dessous du niveau requis de cognition » peuvent prendre vie et brûler les doigts (Foucault 1980: 82). La cuisine du quotidien ouvre les possibilités de ce que certains ont caractérisé comme une économie du don, une esthétique des choses, et une éthique de la ténacité, qui met à jour les pratiques ordinaires de l'état d'un objet théorique.

Traduction:

Émilie Notéris est une travailleuse du texte née en 1978. Écrivaine, auteure de sciences-fictions (Cosmic trip, 2008 ; Séquoiadrome, 2011) et d'essais (Fétichisme postmoderne, 2010). Traductrice (Marshall McLuhan, Sudipta Kaviraj, Gayatri Chakravorty Spivak, Slavoj Zizek, Hakim Bey, Malcolm Le Grice), elle coordonne depuis 2014 l'ensemble des traductions dans le cadre du Festival Mode d'emploi organisé par la Villa Gillet à Lyon. Elle a participé à un ouvrage collectif consacré à la série Game of Thrones publié aux éditions des Prairies Ordinaires en 2015 et prépare actuellement un ouvrage dédié à la science-fiction et à la théorie queer.

Krishnendu Ray interviendra samedi 21 novembre à "Mode d'emploi", dans le cadre de la conférence intitulée "Les migrations du goût".

Deux semaines de rencontres et de spectacles ouverts à tous, dans toute la Région Rhône-Alpes: interroger le monde d'aujourd'hui avec des penseurs, des chercheurs, des acteurs de la vie publique et des artistes.

- Prendre le temps des questions

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Mode d'emploi est conçu et organisé par la Villa Gillet en coréalisation avec les Subsistances. Ce festival est soutenu par le Ministère de la Culture et de la Communication, le Centre national du livre, la Région Rhône-Alpes et la Métropole de Lyon.

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