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Ce que ça fait d’être un homme quand on a un cancer du sein

«La plupart des hommes à qui j’en parle sont surpris d’apprendre qu’eux aussi peuvent avoir ce cancer.»
Khevin Barnes at his annual mammogram check-up at Arizona Radiology.
Courtesy of Khevin Barnes
Khevin Barnes at his annual mammogram check-up at Arizona Radiology.

Le 11 mai 2014, le chirurgien qui avait pratiqué quelques jours plus tôt une biopsie sur une petite grosseur apparue sur mon sein gauche a laissé un message sur mon portable.

"Bonjour Khevin. Les nouvelles ne sont pas bonnes..."

Son message était bref et précis. Quatre ans après, je peux encore me le repasser mentalement. Il tenait en quelques mots apaisants, des regrets teintés d'un peu de déception, et soudain ma vie a changé à tout jamais.

J'étais un homme atteint du cancer du sein.

La plupart des hommes à qui j'en parle sont surpris d'apprendre qu'eux aussi peuvent avoir ce cancer. C'est une maladie orpheline; autrement dit, comme elle affecte moins de 200 000 personnes aux États-Unis, les scientifiques ne s'y intéressent pas, elle est mal diagnostiquée et outrageusement ignorée des laboratoires pharmaceutiques car il n'y a pas d'argent à y gagner.

Ça ne met pas en colère, car je sais que le monde est fait ainsi. Cependant, j'ai la ferme intention de participer activement au mouvement qui entend changer la façon dont le monde médical s'adresse aux hommes atteints de cette maladie rare.

La recherche clinique sur les causes et les traitements du cancer du sein chez l'homme est notoirement sous-financée. En 2018, aux États-Unis, on estime à 266 120 le nombre de nouveaux cas de cancer invasif du sein chez les femmes; 41 000 environ en mourront. Chez les hommes, la probabilité d'en être atteint est d'un pour 1 000. Statistiquement, un homme a plus de chance de mourir noyé que de contracter cette maladie: on n'enregistre que 2 550 nouveaux cas chez eux, et environ 480 décès par an.

Le cancer m'a touché alors que j'étais en résidence au Paolo Zen Center à Honolulu. Ma femme et moi pratiquions la méditation zen depuis longtemps et la poursuite de cette activité à Hawaii pendant douze mois représentait pour nous deux la concrétisation d'un rêve.

C'est ainsi qu'en 2013, j'ai abandonné mes cinquante de carrière de magicien en Californie, mis mes affaires au box et le cap sur Honolulu, pour vivre dans un temple bouddhiste zen niché dans la jungle, surplombant les plages de Waikiki. Comme vous pouvez l'imaginer, la vie y était simple: repas végétariens, étude de la philosophie zen, méditation quotidienne, jardinage et promenades sur la plage. C'est la preuve, je suppose, qu'une vie saine au paradis n'est pas la garantie d'une bonne santé.

Mais si le zen m'a appris une chose, c'est que si le ciel nous tombe sur la tête, nous pouvons choisir la manière de réagir à ces moments difficiles. Naturellement, j'étais paniqué, effrayé et surpris par ce cancer dont je n'avais jamais entendu parler. Mais j'avais aussi la parfaite conscience d'être en vie et d'avoir à m'organiser pour la suite, tout en me préparant à la perspective que ma vie sur terre soit sérieusement abrégée.

Khevin's mammogram from May 2014.
Courtesy of Khevin Barnes
Khevin's mammogram from May 2014.

Mammographie de Khevin en mai 2014.

Après avoir subi une mastectomie, on m'a diagnostiqué un cancer du sein au stade 1, niveau 3. Le niveau 3 indique une forme agressive et rapide de la maladie, mais le stade 1 signifie que la tumeur est circonscrite, ce qui est une bonne nouvelle. La plupart des hommes sont diagnostiqués à un stade plus avancé, car nous mettons tout simplement plus de temps à consulter pour une pathologie que la plupart d'entre nous tiennent encore pour une "maladie de femmes". J'imagine que c'est un truc de mec, ce conditionnement qui veut "qu'on encaisse" et qu'on "retourne au taf" le plus tôt possible.

En général, les hommes ont plus de difficulté à s'exprimer lorsqu'ils ont un organe détraqué. De même, ils sont déroutés par les diagnostics et les traitements et ils ont tendance à attribuer les symptômes, comme les grosseurs au torse par exemple, à d'autres causes. C'est pourquoi, le cancer du sein est souvent diagnostiqué à un stade avancé chez eux. En ce qui me concerne, j'avais consulté mon généraliste pour tout autre chose, lorsqu'il m'a posé cette question: "Rien d'autre?"

"Non", ai-je répondu, bombant le torse, fier de ma santé resplendissante. Ma femme qui m'accompagnait est intervenue. "Chéri, montre-lui donc cette petite boule que tu as repérée."

J'ai eu rendez-vous pour une mammographie dès le lendemain. J'ai choisi d'appeler ça "papographie", histoire de me remonter le moral. J'ai enchaîné avec des ultrasons et une biopsie. Moins d'un mois après cette consultation chez le généraliste, on m'enlevait le sein gauche. Cette célérité m'a probablement sauvé la vie.

Après mûre réflexion et l'avis de deux oncologues à Hawaii et en Californie, j'ai choisi de renoncer à la chimiothérapie recommandée dans ce type de situation. Une des raisons de ce choix était que je m'étais occupé de ma précédente épouse, décédée à l'âge de 47 ans d'un cancer des ovaires après plusieurs années de chimio éprouvante.

L'information sur le cancer du sein chez l'homme est rare et peu de médecins en pratiquent régulièrement le dépistage. Lorsque la maladie est diagnostiquée, le traitement habituellement recommandé est le même que celui prescrit aux femmes, faute de données suffisantes nous concernant. Un certain nombre de soignants doutent de l'efficacité de la plupart de ces traitements; des recherches récentes ont montré que les hommes réagissent en effet différemment aux chimiothérapies traditionnelles telles que le tamoxifène. On m'a dit que j'avais 80% de chance de vivre encore dix ans si je ne prenais rien; ça m'a suffi.

Au bout du compte, le choix nous appartient et il n'est jamais facile. Le diagnostic du cancer est un plongeon dans les extrêmes: cela fracasse tous nos projets et rêves d'avenir, nous laissant avec beaucoup plus de questions que de réponses. C'est à la fois le cauchemar obsédant d'un monde inconnu et un bon augure qui oblige à faire le point sur notre vie, affronter nos faiblesses et découvrir nos forces.

Dans les mois qui ont suivi le diagnostic, mes pensées ont été littéralement prises en otage par l'incertitude qui pesait sur mon avenir. Quatre ans après, cette incertitude plane toujours et le fait est qu'elle ne sera jamais levée. Mais l'intensité de ces pensées et craintes a fortement diminué.

Une grande partie de mon angoisse est venue de la prise de conscience qu'il me faudrait renoncer à des pans de ma vie qui m'étaient chers. "Être en parfaite santé", notamment. Marathonien de compétition pendant près de 40 ans, j'étais fier de mon corps athlétique et de ma capacité à enchaîner les courses. Le cancer me l'a volé. J'ai abandonné l'idée de retrouver un jour un torse "normal". De même que cette certitude que j'avais de vivre assez longtemps pour devenir un vieillard. Le cancer a effacé une bonne partie de ce que je pensais savoir de ma vie et de mon avenir.

Mais, aujourd'hui, je suis guéri. Du moins je n'ai plus de symptômes. Alors que le cinquième anniversaire de mon opération approche, ma santé reste sous surveillance à raison d'une mammographie et d'ultrasons tous les ans. La peur de la récidive est la principale inquiétude des rescapés (après celle de mourir), c'est pourquoi je resterai vigilant toute ma vie. La seule chose dont j'ai vraiment eu à me plaindre ces cinq dernières années est l'inconfort souvent léger, mais parfois important, que m'a causé la cicatrice de la mastectomie.

C'est qu'on m'a enlevé une bonne partie du sein, ainsi que des nerfs importants et un ou deux ganglions lymphatiques. Mais la raideur et la douleur ressenties à la suite d'une amputation ne sont pas inhabituelles. Fidèle au conseil que je donne à tous les hommes, je fais régulièrement contrôler mon autre sein, tout en faisant part de mon expérience dans l'espoir de venir en aide aux nouveaux malades du cancer.

Khevin sits in meditation at Saguaro National Park in Arizona.
Photo by Melissa Holland
Khevin sits in meditation at Saguaro National Park in Arizona.

Khevin, en pleine méditation dans le Parc national de Saguaro (Arizona).

Grâce au calme que je sais ramener par ma pratique quotidienne de la méditation zen, je me sens désormais en mesure de m'immerger dans la nouveauté qu'apporte chaque moment qui passe. Surtout, j'accueille cette expérience du cancer comme faisant partie de l'accord que j'ai passé avec l'existence. J'ai eu une seconde chance. Une prolongation. Un rappel après le spectacle. Et j'ai l'espoir de le vivre intensément, sans la moindre réticence, comme ce cancer qui s'est invité sans me prévenir.

Quant à ce que vous pouvez tirer de mon expérience, mon meilleur conseil, messieurs, est d'en parler à votre partenaire. Elle ou il veut votre bien, et ce coup de pouce supplémentaire pourrait être celui qui vous conduira chez le médecin et vous sauvera la vie. Nous devons également nous prendre en main, au sens propre. Il nous faut prendre l'habitude de nous palper régulièrement le torse et les aisselles et de relever les changements inhabituels, aussi bénins semblent-ils. Un diagnostic précoce est toujours une bonne chose.

Pour finir, de même que nous nous accoutumons à la vieillesse – nous accueillons ainsi les changements de notre corps, même si tous ne sont pas agréables –, nous devons cesser de penser que le cancer du sein n'arrive qu'aux femmes. Le cancer du sein n'est pas plus un "truc de femmes" que le fait d'être pilote, sénateur ou chef d'État est "un truc d'hommes". Les temps ont changé, la science, la médecine et notre sensibilité ont changé; nous aussi devons changer.

Ce blogue, publié à l'origine sur le HuffPost américain, a été traduit par Julie Flanère pour Fast For Word.

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