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L'islam et l'esclavage sexuel, c'est plus compliqué qu'on ne le pense

Un article récent duavance une thèse audacieuse: État islamique se revendique d'une «théologie du viol».
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Dans une enquête publiée récemment par le New York Times, Rukmini Callimachi décrivait le programme systématique d'esclavage sexuel des prisonnières yézidis mis en place par le groupe État islamique. Son récit est glaçant; les témoignages des rescapées, effrayants. Il est indéniable que les combattants (et les chefs) du groupe terroriste commettent des crimes épouvantables, dont le viol à grande échelle. L'article, qui confirme des faits rapportés au compte-gouttes depuis un an, avance aussi une thèse audacieuse: État islamique se revendique d'une «théologie du viol».

Selon les témoignages recueillis par la journaliste, État islamique considère le viol des prisonnières comme étant conforme à la religion, mais aussi louable sur un plan spirituel. Elle relie ces témoignages à la place centrale que l'esclavage occupe dans la propagande de l'organisation, où l'asservissement des prisonnières atteste sa puissance. État islamique brocarde ses adversaires occidentaux, mais réserve son plus profond mépris aux musulmans qui rejettent l'esclavage. Son magazine en langue anglaise, Dabiq, affirme ça et là que l'asservissement des athées est «un principe bien établi de la charia selon laquelle celui qui refuse l'islam ou s'en moque est un apostat».

Si les combattants de l'État islamique attribuent une vertu religieuse à l'asservissement des femmes yézidis, d'autres musulmans condamnent leurs agissements et rejettent catégoriquement toute possibilité de rétablir l'esclavage. Selon Rukmini Callimachi, «les spécialistes de l'islam sont en désaccord (...) sur la question de savoir si l'islam sanctionne réellement l'esclavage». Je suis alors cité, expliquant que «les relations sexuelles avec des esclaves étaient une pratique largement répandue» au VIIe siècle, sans être «précisément codifiées par la religion».

À l'inverse, Cole Bunzel, un spécialiste du Moyen-Orient à Princeton, souligne qu'on trouve dans les textes de nombreuses références à l'esclavage (dont l'autorisation des relations sexuelles avec «ceux que vos mains droites possèdent»). Si l'on peut estimer que ces préceptes ne sont plus d'actualité, ajoute-t-il, État islamique soutient qu'ils doivent être suivis.

C'est une présentation objective de la position de l'organisation terroriste, mais elle ne permet pas d'en déduire, comme le font les opposants à l'islam, qu'elle est incontestable. Pour les juristes musulmans prémodernes, et quelques personnalités marginales qui pensent que cette autorisation a toujours cours, la notion de «viol» ne s'applique pas: la propriété légalisant les relations sexuelles, le consentement n'a pas lieu d'être.

D'autres spécialistes estiment que le fait que le Coran reconnaisse l'esclavage et que les premiers musulmans, dont le Prophète, l'aient pratiqué ne justifie pas d'en faire de même aujourd'hui. D'ailleurs, l'interdiction de l'esclavage et sa disparition dans la plupart des pays à majorité musulmane devrait clore ce débat. Que des théologiens militants veuillent appliquer les textes à la lettre est une chose, mais que des universitaires soi-disant objectifs en fassent autant est ridicule. Quiconque invoquerait l'esclavage biblique de cette manière serait la risée de tous.

Quand l'islam apparaît à la fin de l'Antiquité, l'esclavage est monnaie courante. Plusieurs statuts étaient en vigueur dans les sociétés où vivaient les premiers musulmans, dont ceux de captifs, d'esclaves achetés ou hérités, et de servitude pour dette. Que le Coran - ensemble des préceptes normatifs et de la jurisprudence du Prophète - ait reconnu l'esclavage n'est donc pas étonnant. Ce que l'on sait de la vie de Mahomet est sujet à caution, mais tous ses biographes admettent qu'il possédait des esclaves et des affranchis. L'une d'elles, Maria la Copte, cadeau du gouverneur byzantin d'Alexandrie, lui aurait donné un fils, avant d'être affranchie. Véridique ou non, cette histoire conforte le postulat communément admis qu'un chef pouvait offrir à un autre une esclave dans un but sexuel.

Comme leurs homologues grecs et romains de l'Antiquité, les juristes qui ont posé les bases du droit musulman entre les VIIIe et Xe siècles tenaient l'esclavage pour une évidence. S'ils ont cherché à l'encadrer - interdiction d'asservir les enfants abandonnés, affranchissement automatique des esclaves maltraités et des femmes qui enfantaient pour leur maître, à l'instar de Maria la Copte (ces enfants naissaient libres et légitimes) -, l'idée qu'une poignée d'individus en dominent d'autres était au cœur de leur conception du monde. Leurs normes du mariage, dont ils ont renforcé la hiérarchisation, reposent ainsi sur des concepts esclavagistes.

Cela dit, aux premiers temps de l'islam, l'esclavage (comme le mariage) n'était pas une institution religieuse précisément codifiée et la supériorité des hommes libres sur les esclaves - comme celle des hommes sur les femmes - était une idée largement partagée d'une religion à l'autre. Le rappeler n'est pas prendre la défense absolue de l'islam. Bien au contraire, une véritable pensée éthique se doit d'examiner en toute honnêteté et transparence la rémanence dans l'islam de l'esclavage et des relations sexuelles non consenties. Cependant, déduire de l'esclavage des règles gouvernant le mariage ou des châtiments infligés en cas de crime, qu'ils reflètent l'application d'un droit islamique «authentique» reflète à l'évidence une vision déformée de ce que constitue un régime politique islamique.

Le projet de l'État islamique de créer une communauté idéale imaginaire repose sur une lecture superficielle et sélective de quelques préceptes tirés des textes et du droit. Il s'agit d'une manifestation extrême d'un phénomène plus large. Les spécialistes des religions doivent certes analyser ces doctrines, leur nature et la manière dont elles sont formulées. Mais il ne s'agit pas de les prendre pour l'expression légitime d'une vérité islamique éternelle. Le fait même que ces spécialistes soulignent les discours contradictoires de leurs confrères musulmans quand ceux-ci contestent vivement l'interprétation qu'ils ont fait de nombreux points, dont l'esclavage, prouve s'il en était besoin que l'islam n'offre pas une interprétation unique sur ces sujets.

L'histoire de l'islam reflète une grande diversité de modalités historiquement attestées d'asservissement, de droit de propriété, d'affranchissement et d'abolition. Des générations de juristes ont édicté des règles qui rapprochaient les pratiques sociales des textes révélés et du droit coutumier, mais les textes canoniques ne définissaient pas systématiquement les comportements. Selon les sociétés, voire en leur sein, l'esclavage recouvrait une grande variété de pratiques.

«L'esclavage islamique» incluait les janissaires, les cuisiniers, les nourrices, les Mamelouks, les mineurs de sel, les plongeurs de perles, les artisans autorisés à conserver une partie de leurs gains, les mères des sultans ottomans et les valets qui entretenaient les harems royaux. L'esclavage était hiérarchisé. À certaines époques et dans certains pays, les esclaves étaient affectés à des tâches particulières selon leur origine ethnique, sans que l'esclavage soit systématiquement lié à l'appartenance à une ethnie. On capturait ou achetait des esclaves tant en Europe qu'en Asie, au Caucase et en Afrique.

Durant plus de mille années de pratique de l'esclavage, musulmans et non musulmans, chrétiens compris, tour à tour esclaves et esclavagistes, ont coopéré et se sont concurrencés. Cette histoire complexe qui, rien que dans les langues européennes, a suscité des centaines de publications, ne peut pas être réduite à l'application simpliste d'une doctrine religieuse. Que l'État islamique ait recours, pour définir l'esclavage, à des termes aussi explicites que «captives» et «concubines» prouve qu'il s'inspire de règles et d'un vocabulaire archaïques qui ne reflètent absolument pas la réalité actuelle.

En insistant sur la doctrine religieuse pour expliquer le viol, les Américains ignorent les crimes sexuels et la torture pratiqués en Irak et en Syrie sous les régimes de Saddam Hussein et Bachar el-Assad, et dans les violents conflits actuels.

Il ne s'agit pas ici de nier l'horreur des viols systématiques que rapporte Mme Callimachi, ni la nature révoltante de la théologie qu'elle décrit, mais de montrer que ce n'est pas un hasard si ce reportage sur l'esclavage des Yézidis fait la une du New York Times: il participe du registre bien connu de la barbarie de l'islam.

En mettant l'accent sur les crimes actuellement perpétrés au Moyen-Orient par ceux qui se réclament de l'islam, les Américains, dont la constitution autorise toujours l'esclavage en cas de crime, détournent l'attention de la responsabilité partielle des États-Unis dans la crise actuelle en Irak. Les sanctions économiques, suivies de l'invasion militaire et de ses conséquences désastreuses, ont fait le lit de la situation que décrit Rukmini Callimachi. Les Américains ne sont peut-être donc pas les mieux placés pour faire la leçon. L'idée au cœur de l'esclavage est que certaines vies comptent davantage que d'autres. Comme tout Américain un peu attentif peut le constater, cette idée a encore cours dans le monde.

Ce blogue, publié à l'origine sur le Huffington Post américain, a été traduit par Julie Flanère pour Fast for Word.

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