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Comment je me suis gâché la vie en passant cinq heures par jour sur Instagram

L’obsession que j’ai alors développée pour la plateforme de partage de photos a modifié ma vision du monde, et pas en mieux.
Kashlee Kucheran sur un bateau de croisière dans la mer de Bering en septembre 2018.
Courtesy of Kashlee Kucheran
Kashlee Kucheran sur un bateau de croisière dans la mer de Bering en septembre 2018.

Il y a deux ans, j'ai mis un terme à ma carrière dans l'immobilier, j'ai vendu ma maison et je me suis débarrassée de 90% de mes affaires pour pouvoir voyager à plein temps. J'ai décidé de sacrifier mon confort et tout ce qui m'était familier pour devenir rédactrice spécialisée en voyage et me lancer dans ce que j'imaginais être une vie d'aventures et de découvertes. Depuis, mon mari et moi avons visité l'Europe, l'Amérique du Sud, l'Asie et le Moyen-Orient, en revenant sur toutes les étapes de notre périple sur internet et les réseaux sociaux.

Jusqu'à ce que je devienne obnubilée par Instagram et que ça me gâche la vie.

L'obsession que j'ai alors développée pour la plateforme de partage de photos a modifié ma vision du monde, et pas en mieux. Elle a changé la façon dont je voyageais – mais aussi ma vie – d'une manière qui ne me convenait pas du tout.

J'avais commencé à publier mes photos de voyage sur Instagram pour garder une trace de mon périple. L'aspect visuel apportait un avantage supplémentaire au simple journal de bord et ce réseau social me permettait d'échanger avec d'autres personnes. Ça rendait mes aventures plus interactives; je recevais des commentaires et conseils sur les endroits que je visitais. C'était aussi une très bonne manière de rester en contact avec mes amis et ma famille. La première année, ça m'a vraiment plu, puis la plateforme est lentement mais progressivement devenue un moyen pour moi de m'autocritiquer.

Les problèmes ont commencé quand je me suis rendu compte du nombre "d'influenceurs" voyages présents sur Instagram. Chacun publiait constamment des photos qui récoltaient des milliers de likes. Quand je comparais leurs publications – et les réactions qu'elles engendraient – aux miennes, ma confiance en moi en prenait un coup. Je me demandais avec inquiétude pourquoi mon compte n'était pas aussi spectaculaire que celui des autres.

Bien décidée à passer au niveau supérieur, j'ai tout réorganisé: de mes itinéraires de voyage à mes habitudes quotidiennes en passant par ma stratégie en termes de prises de vue, le tout dans l'espoir de grappiller plus de likes et d'abonnés. J'ai commencé à réfléchir aux destinations en fonction de leur potentiel Instagram au lieu de m'y rendre par véritable envie. Une fois arrivée dans un nouvel endroit, je passais plus de temps à faire des stories et à prendre des photos pour mon compte qu'à profiter de la ville ou du moment présent.

Entre la réflexion sur mes photos à venir, le choix de ma tenue, la préparation, le maquillage, la mise en scène, la prise de vue suivie des retouches sur des dizaines de photos, la rédaction de la légende parfaite, la recherche de hashtags, le choix stratégique du meilleur moment pour publier, puis les réponses aux commentaires reçus, chaque publication me prenait plusieurs heures.

Je me suis rendu compte que mon obsession pour Instagram était devenue malsaine en préparant une photo de petit-déjeuner au lit dans un hôtel à Bali. La plupart des gens se réveillent et appellent le room service la tête encore enfarinée, les cheveux en bataille, sans maquillage... C'est tout l'intérêt (et le luxe) de se faire servir le petit-déjeuner au lit: pas besoin de se lever ni d'être présentable. Mais ce n'était pas mon cas. Je m'obligeais à prendre une douche, me maquiller, me coiffer puis ébouriffer légèrement mes cheveux pour avoir l'air plus "naturelle", je mettais les draps et les oreillers en désordre et je positionnais mon pied d'appareil photo. Après avoir commandé bien plus de nourriture que je ne pouvais en avaler, je prenais péniblement des centaines de différentes poses complètement artificielles pour parvenir à la photo parfaite, hashtag breakfast goals. Une heure et 400 photos plus tard, les plats avaient perdu de leur fraîcheur, le café avait refroidi et j'étais tout sauf détendue.

Entre la planification des publications et la consultation parfaitement inutile d'autres comptes, je passais environ cinq heures par jour sur Instagram, ce qui représente 35 heures par semaine, 150 heures par mois et 1 825 heures par an. Instagram a vite pris une place prépondérante dans ma vie, et mes efforts m'apportaient une maigre satisfaction. Mon nombre d'abonnés n'augmentait pas beaucoup, bien que je travaille à plein temps sur mon compte.

Prendre de jolies photos avait cessé d'être un passe-temps, quelque chose qui me plaisait vraiment. C'était devenu une tâche qui m'obsédait, me dévorait même.

Je sacrifiais un temps normalement dévolu à la création de beaux souvenirs afin de publier du contenu pour une plateforme – et dans bien des cas pour des abonnés – qui n'avaient pas grand-chose à faire de moi. Mais j'étais pétrifiée à l'idée d'être à la traîne, voire devenir invisible, si je n'entrais pas dans le jeu d'Instagram et n'améliorais pas la qualité de mes photos.

Pire encore, plus j'observais les comptes des autres influenceurs, plus ma propre créativité s'en trouvait diminuée. La comparaison suscitait chez moi jalousie et déprime. J'avais beau savoir que ce n'était pas bon pour moi, je ne pouvais pas m'empêcher d'être aspirée dans ce vortex. Comment avaient-ils réussi à prendre cette photo parfaite sans personne derrière? Comment faisait-elle pour avoir l'air si parfaite alors qu'elle était toujours en vadrouille? Pourquoi n'avais-je pas autant d'abonnés qu'untel? Autant de likes? Davantage de marques désireuses de travailler avec moi?

Au lieu de partir explorer les nouvelles villes dans lesquelles je me trouvais, je m'enfermais dans ma chambre d'hôtel à ne rien faire. Je restais assise sur mon lit pendant des heures, convaincue que mes photos n'étaient pas assez bonnes, et ne le seraient jamais assez. Alors pourquoi prendre la peine de sortir?

Je me disais que je n'avais besoin que de quelques likes, abonnés et commentaires de plus pour avoir autant de succès que les influenceurs dont je m'inspirais. Alors, au lieu de me détourner d'Instagram, je me suis promis de m'y consacrer davantage.

Je suis allée chez le coiffeur, et je me suis acheté un nouveau maillot de bain. Munie de quelques accessoires, je suis retournée à Bali pour un séjour dans un hôtel très prisé des voyageurs, afin de prendre la plus belle photo de cascade tropicale qui soit. Au lieu de profiter de cet hôtel luxueux avec son incroyable piscine à débordement et son spa inouï, j'ai passé ma journée à préparer une photo qui allait vraiment impressionner Instagram. Après avoir passé en revue les photos et vidéos réalisées en six heures de travail, je me suis sentie complètement découragée. Aucun de ces clichés n'étaient aussi réussis que ceux d'autres filles que j'avais vu passer sur la plateforme. J'étais trop grosse, j'avais trop d'imperfections, j'étais trop quelconque... J'ai complètement laissé tomber le projet et me suis enfoncée dans la déprime.

J'ai commencé à publier moins et à vivre dans une paralysie liée à mon anxiété vis-à-vis d'Instagram. Au lieu de partir explorer les nouvelles villes dans lesquelles je me trouvais, je m'enfermais dans ma chambre d'hôtel à ne rien faire. Je restais assise sur mon lit pendant des heures, convaincue que mes photos n'étaient pas assez bonnes, et ne le seraient jamais assez. Alors pourquoi prendre la peine de sortir? J'ai même reporté certaines sorties parce que je ne me sentais pas assez jolie, parce que je n'avais pas la bonne tenue ou parce que je me disais que je n'arriverais pas à en tirer quelque chose d'Instagrammable.

Je me tenais constamment tête et mon obsession des likes –tout comme la validation qu'ils représentaient– commençait à me rendre malade.

Kashlee et Trevor, son mari, en train de traverser Malang (Indonésie) à vélo, en novembre dernier.
Courtesy of Kashlee Kucheran
Kashlee et Trevor, son mari, en train de traverser Malang (Indonésie) à vélo, en novembre dernier.

Je me suis rendu compte que j'avais oublié mon objectif de départ. J'avais vendu ma maison et toutes mes affaires pour voyager. Point barre. Ce n'était pas pour attirer l'attention, obtenir la gloire ou l'argent, et sûrement pas pour m'esquinter à maîtriser, voire déjouer, les algorithmes des réseaux sociaux.

J'avais consacré énormément de temps et d'efforts à mon compte Instagram. En retour, cette plateforme m'avait volé mon temps, ma confiance en moi et ma joie de vivre.

J'étais accro et mon niveau de dopamine augmentait chaque fois que je recevais une nouvelle notification. Après tant de mois gâchés, j'ai enfin compris qu'il fallait que je réagisse. Je ne voulais plus perdre mon temps et dépenser mon énergie mais aussi ma santé mentale dans quelque chose d'aussi trivial qu'une plateforme de photos.

Alors je me suis posé la question suivante: "Comment voyagerais-tu si Instagram n'existait pas?" J'apprendrais, verrais et ferais bien plus de choses.

Si Instagram disparaissait subitement et que je n'étais pas aussi obnubilée par la photo, la vidéo ou l'angle parfaits, je pourrais profiter du moment présent. Pour être honnête, ça fait un sacré bout de temps que je n'ai pas vécu ça. Même quand j'ai l'impression de profiter de l'instant, je me surprends à me demander combien de temps il me reste avant que cette expérience extraordinaire se termine et que je puisse retrouver mon téléphone.

J'en suis arrivée au point où tout ce que je vois sur les réseaux sociaux – des choses pourtant créées de toutes pièces – me donne la nausée. Les personnes qui prétendent vouloir être "plus vraies" sont celles qui postent des photos (soi-disant) prises sur le vif qui sont, en réalité, des clichés préparés pendant des heures sinon des jours pour atteindre à la perfection. Certains influenceurs vont même jusqu'à réserver des créneaux dans des appartements décorés spécialement pour servir de toile de fond élégante à leurs photos (absolument pas) insouciantes ni désinvoltes.

Les filles qui sourient de toutes leurs dents à côté de plateaux de petit-déjeuner intacts ne sont pas du tout en train de se régaler. Je le sais. J'ai été l'une d'entre elles.

Les filles qui sourient de toutes leurs dents à côté de plateaux de petit-déjeuner intacts ne sont pas du tout en train de se régaler. Je le sais. J'ai été l'une d'entre elles.

Les couples qui posent pendant des heures dans des endroits pleins à craquer pour obtenir la photo parfaite ne s'amusent pas. Ils sont stressés, fatigués, en sueur, et ratent complètement ce qu'ils sont en train de photographier. Je le sais. Ça m'est arrivé.

Ces photos nous donnent envie d'une vie qui n'existe tout simplement pas. Et quand on ne parvient pas à l'obtenir, on se sent mal. C'est de la folie et ça a été bien trop loin.

Pour avancer, j'ai donc passé un contrat avec moi-même en ce qui concerne Instagram.

Si je peux tirer une belle photo d'une activité que je suis en train de faire, dans une tenue que je porte sans y avoir réfléchi, dans un lieu où j'avais de toute façon prévu d'aller... Super. Je prendrai quelques photos et j'en ferai une publication. Si la photo est ratée, au moins ça me fera un souvenir et un cliché un peu flou dans lequel me replonger plus tard. Quand je repense à mes aventures passées, ce sont les photos prises sur le moment et les selfies supposément inutiles qui me remplissent de joie, pas les photos qui ont été préparées, retouchées à l'excès et qui sont, au final, une imposture.

Ça fait plus d'un mois que je n'ai rien publié sur Instagram mais je crois que je suis prête à y revenir, en suivant mes nouvelles résolutions. Tant pis si ma stratégie de publication revisitée ne m'apporte pas autant de likes qu'avant et si je suis loin derrière les autres. Je me suis enfin rendu compte que ce qui compte, c'est l'endroit où je suis, la personne avec laquelle je suis, ce que je vois et ce que j'apprends à ce moment précis. Je ne sais pas ce que l'avenir me réserve – où je serai dans six semaines ou six mois – mais une chose est sûre: je serai plus heureuse en profitant du moment présent qu'en publiant des photos sur Instagram.

Ce blogue, publié sur le HuffPost américain, a été traduit par Laura Pertuy pour Fast ForWord.

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