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Derrière les pierres de Palmyre, peut-on réduire l'Histoire au silence?

Nous avons été doublement victimes: par la force émotionnelle du coup médiatique de l'État islamique, et par la résonance abusive offerte par nos médias.
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La mort condamne la plupart d'entre nous à l'oubli. De l'existence de nos ancêtres ne subsistent que des vestiges : le souvenir de personnages illustres et ce qui est versé dans l'Histoire de l'humanité - chaque société à sa façon - constituent nos cultures.

La mémoire est fragile, mais ce qui passe à la postérité endure et représente notre mémoire collective. À travers elle, survivent des cohortes d'anonymes dont l'écho ne nous parvient qu'à travers une ruine, les exploits d'un général ou une tradition qui s'accroche comme ornement de ce legs patrimonial. Chaque génération construit la mémoire de la suivante et la lui transmet comme héritage. Héritage qui résonne comme une mission et un devoir minimal : en disposer selon son possible.

Ainsi va la mémoire des peuples. Or, cette mémoire est précisément au cœur de la récente prise de Palmyre par les forces syriennes et leurs alliés russes. Cette affirmation peut surprendre, mais elle s'appuie pourtant sur deux constats.

Tout d'abord, la nature du lieu. Classés au patrimoine mondial de l'humanité, les vestiges antiques de Palmyre sont porteurs de mémoire. Ensuite, les événements qui s'y sont déroulés. Alors que l'organisation État islamique (EI) gagnait du territoire à rythme soutenu et que les annonces des massacres et des exécutions spectaculaires perpétrés devenaient une litanie macabre, le public apprenait que, non content d'abattre les peuples, cette organisation s'en prenait aussi aux pierres. Les images de musées pillés et d'œuvres détruites inondaient les réseaux sociaux. C'est dans ce contexte que l'État islamique s'empara de Palmyre, puis dynamita de façon tout à fait théâtrale certains bâtiments emblématiques du site, après avoir décapité Khaled al-Asaad, expert en archéologie de stature internationale et ancien directeur des antiquités et musées de Palmyre.

Or, s'il y a un point commun entre le massacre de nos semblables et l'anéantissement d'une partie des œuvres de nos prédécesseurs, c'est bien sur le terrain de la mémoire qu'il faut le chercher. Irina Bokova, directrice générale de l'UNESCO, ne s'y trompait lorsqu'elle déclara : «Ils ont assassiné un grand homme, mais ils ne réduiront jamais l'Histoire au silence».

Dans le premier cas, c'est la mémoire vivante et agissante qui est détruite ; dans l'autre, c'est la mémoire vestigiale. Anéantir la première, c'est anéantir les agents qui peuvent s'opposer à l'idéologie qu'on cherche à imposer. Anéantir la seconde, c'est anéantir tout ce qui peut rappeler qu'il existait autre chose auparavant. Tout conquérant le sait : «Les peuples cessent de vivre quand ils cessent de se souvenir», disait un certain maréchal français du nom de Foch.

La destruction de vieilles pierres ne relève donc ni du fanatisme, ni de l'aveuglement, mais de l'extension du domaine du combat du monde matériel au monde symbolique. L'État islamique ne veut pas simplement un territoire, il veut imposer une nouvelle vérité, face à laquelle toute contradiction doit être anéantie. Il vient mettre un terme à l'ancien monde.

La médiatisation de l'oubli : un acte d'existence éternelle

Maintenant que l'armée syrienne tient la ville, un inventaire des destructions débute. Le groupe État islamique a certes fait sauter des monuments, arraché ce qui avait de la valeur et saccagé le reste, mais il n'a pas été possible de raser le site. L'effort d'effacer toute trace aurait été considérable et aurait mobilisé beaucoup de monde sur une assez longue période. Coût non permis par le conflit en cours. Il semble bien que chez l'État islamique, un pragmatisme moderne anime une idéologie moyenâgeuse et constitue la limite à sa propre autodestruction.

Toute la chose apparaît désormais comme un coup dont la stratégie paraît plus médiatique qu'idéologique : impressionner le public en médiatisant les vidéos de destructions, puis employer ces précieux explosifs ailleurs contre des cibles stratégiquement plus intéressantes.

Mise en scène? Évidemment! Nous avons donc été doublement victimes : par la force émotionnelle du coup médiatique de l'État islamique, et par la résonance abusive offerte par nos médias, qui ont amplifié et ont fait d'un geste irréversible un séisme moral.

Certes, Palmyre est défigurée, mais Palmyre n'est pas effacée ; et même au-delà, par ces actes de destruction, j'ose affirmer qu'ils ont créé une mémoire collective plus forte de ce qu'était et sera Palmyre pour l'Humanité : un universel qui nous rassemble tous sur ce qui fait la beauté de la culture humaine à travers les âges, les sociétés et les époques. La trace du génie humain.

Dynamiter des ruines devant un objectif de caméra n'est donc qu'un ressort de plus dans la scénarisation du conflit par un des belligérants, afin de se donner une image de conquérant et d'exterminateur, non seulement des hommes, mais aussi de leur mémoire. Volonté de puissance sourde et aveugle qui se souhaite mort et néant.

Après le théâtre de l'enfer, un espoir qui semble une vérité

À Palmyre, comme en d'autres lieux, le projet politique de l'organisation État islamique est entré en collision avec le patrimoine de l'humanité. En donnant l'illusion de l'anéantir, en déplaçant le combat sur le plan symbolique, cette organisation a tenté à la fois de construire sa mémoire future par l'éradication du passé, et de défier le monde entier. Il s'agissait de constituer un nouvel héritage, au risque d'être condamné à l'infamie pour les siècles à venir.

Cependant, la reprise de la ville a dissipé l'illusion. Les vestiges ont souffert, mais sont pour certains toujours debout. Il y a là une sorte d'ironie, car ceux qui voulaient se nourrir de la destruction d'un site plusieurs fois millénaire n'ont, en fait, qu'ajouté à son aura : la pierre porte désormais la mémoire de leur échec et racontera désormais la vanité et le délire d'un orgueil voué au mépris.

Pour qui prétend combattre à la fois des hommes et leurs symboles, un tel revers n'est pas sans conséquence : malgré les démolitions, l'État islamique n'a pas réduit l'Histoire au silence, et puisque le sort des armes ne lui est plus favorable, semble voué à l'infamie.

L'État islamique se rêvait en Attila sur le passage duquel l'herbe ne repoussait plus. Au contraire, là où l'homme s'arrête de détruire, il semble permis d'espérer que des flots de sang et des explosions naisse une mémoire plus précieuse du patrimoine universel et de ses valeurs. Celles qui nous rassemblent autour d'une idée forte, un acte fondateur de la modernité, que la continuité d'hier permettra celle de demain : la civilisation.

Ce billet a initialement été publié sur le Huffington Post France.

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