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Le partage des lieux saints

Nous avons tendance à oublier que de nombreux groupes divisés se sont accommodés les uns aux autres pendant de longues périodes de l'histoire.
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Ce billet de blogue a été initialement publié sur Le HuffPost France qui est partenaire de la Villa Gillet pour Mode d'emploi: un festival des idées

Nous vivons dans un monde où la religion a éclaté avec force dans l'arène publique, où les divisions religieuses sont saillantes, et où la religion est perçue ou discutée comme étant la cause de nombreux conflits à travers le monde moderne.

La religion est souvent l'identité par laquelle les gens passent pour rallier les communautés les unes aux autres, conduisant à la formation d'identités délimitées et closes ainsi qu'à la fermeture significative du réseau. En nous concentrant sur les récits et les nouvelles ayant trait à la violence, nous ignorons souvent que dans de nombreux endroits où les conflits et la violence ethnique et religieuse ont cours, ont également existé de longues périodes de paix et de coexistence. Nous avons tendance à oublier que les hindous et les musulmans, les juifs et les musulmans, les musulmans et les chrétiens, les sunnites et les chiites ainsi que de nombreux autres groupes divisés se sont accommodés les uns aux autres pendant de longues périodes de l'histoire. Non seulement le bassin méditerranéen, mais également l'Asie du Sud, le Moyen-Orient et l'Afrique ont été les sites où la diversité a engendré la coexistence, la paix interreligieuse et l'harmonie, lorsqu'ils avaient à leur tête des leaders éclairés et/ou engagés sur le terrain grâce à la collaboration et aux efforts des peuples définis par leur différence.

Beaucoup de sites religieux continuent à être partagés

Ces groupes d'expérience ethnique et religieuse différentes ont souvent partagé des ressources profanes et sacrées, l'espace et les croyances. Cependant, compte tenu de la prévalence du conflit aujourd'hui, nous avons du mal à imaginer des espaces religieux, des églises, des sanctuaires, des mosquées et des mausolées qui soient partagés par plus d'un groupe religieux et ethnique. Il existe aujourd'hui, dans le monde post-ottoman, à titre d'exemple, des sites sacrés innombrables qui sont vénérés par plus d'un groupe religieux. Les sites sacrés partagés sont des sanctuaires religieux où les gens de différentes origines religieuses et ethniques sont capables de vivre leur différence, d'accueillir les besoins religieux les uns des autres et de négocier en public leur altérité. Le partage des espaces et des traditions par de multiples communautés religieuses démontre les pratiques nombreuses et les possibilités variées d'adaptation entre les communautés potentiellement antagonistes. L'étude d'un tel partage fournit des informations clés sur les caractéristiques et les spécificités essentielles à la culture de la tolérance et de la compréhension.

Des centaines de ces sites peuvent être recensés à travers les ressources historiques et beaucoup continuent à être partagés en dépit de la «non-mixité» souvent violente des peuples et des politiques de nationalisation des États-nations qui ont émergé dans le monde post impérial et postcolonial. Les pratiques de partage de l'espace religieux ont survécu dans les milieux urbains et ruraux, affirmant une tissularité riche et texturée faite de traditions mixtes, de récits fusionnés et de superstitions, ainsi que de croyances incorporées conjointement. Dans ces espaces où les gens se mélangent encore, ils innovent en permanence à l'intérieur d'une pratique traditionnelle, ils opèrent des ajouts, ils rationalisent et explicitent la signification pour eux-mêmes et pour leurs interlocuteurs, de leur appartenance, les raisons pour lesquelles ils continuent à venir et à s'approprier ce qui est différent ou pourquoi ils accueillent les «autres».

C'est cette production qui m'intéresse, historique et contemporaine. J'ambitionne de réaliser une étude de la manière dont les gens s'insèrent dans des situations structurées qui sont définies par la différence et pourquoi ils construisent des significations susceptibles de participer à l'appropriation de cette différence dans les espaces sacrés partagés, à travers le temps long de l'histoire des Ottomans et de la Turquie moderne, de la Grèce et des Balkans. Nous pouvons partir de quelques déclarations préliminaires sur les caractéristiques contemporaines du partage des lieux sacrés en Turquie et en particulier à Istanbul au 21ème siècle.

Le cas d'Istanbul

À Istanbul, les églises orthodoxes grecques sont un important site de mélange religieux entre chrétiens et musulmans qui partagent la même dévotion d'un espace. Ces sites grecs orthodoxes partagent souvent la caractéristique commune de posséder tous une fontaine ou une source «d'eau bénite» (Ayasma) qui apporte des bénédictions, guérit la maladie et procure la santé aux fidèles. La légende attachée aux avantages de ces sources d'eau bénite est d'origine ottomane, byzantine, et date même de l'époque pré-byzantine.

Chaque Ayasma possède une histoire particulière, il existe un récit de sa découverte, et elle est mentionnée dans diverses descriptions historiques. Sa découverte est associée au miracle de la guérison d'une maladie, le plus souvent il s'agit d'un dignitaire, qui établit alors une église sur ledit emplacement. Les bienfaits de l'eau et la sacralité de l'espace sont transmis de génération en génération à travers de multiples récits. C'est grâce à des processus de transmission intergénérationnelle que ces espaces ont survécu, de même que le changement social et politique a conduit à une forte non-mixité avec la décrue du pluralisme religieux sur le terrain.

Premièrement, ces pratiques font partie d'un héritage ottoman de toutes sortes. Possédant une diversité religieuse, ethnique et linguistique extraordinaire, l'empire ottoman (1299-1923) a donné lieu à de nombreuses formes de coexistence (pacifique ou non) qui nous offrent aujourd'hui un véritable laboratoire des possibilités de recherche qui doivent encore être épuisées. Il est largement prouvé que l'empire ottoman offre toujours une pertinence dans les discussions portant sur la diversité et que l'organisation en millet des communautés religieuses est acceptée comme un exemple historique relativement réussi de la diversité au pouvoir. Une des manières qu'a eue cette diversité de s'exprimer a été le partage explicite des sanctuaires sacrés, qu'ils soient chrétiens, musulmans ou juifs. Par conséquent, il est clair qu'il y a eu l'effet d'une symbiose culturelle et religieuse de longue date, d'une société qui a pendant de nombreux siècles cultivé un niveau élevé d'interaction entre chrétiens et musulmans et développé certaines pratiques rituelles qui pourraient être considérées comme partiellement «syncrétiques» - des symboles qui ont été absorbés et échangés à travers le temps, sans fusion complète des traditions religieuses.

Ces similitudes entre les pratiques, les traditions et les significations témoignent d'un domaine culturel plus large qui a été articulé au fil des siècles, qui a recueilli des façons de faire les choses, des habitudes, des compétences et des dispositions; des connaissances locales sur des remèdes, des thérapeutiques; des formes d'enseignement et d'apprentissage transmises à travers les générations. Beaucoup de visiteurs de sites partagés mentionnent aujourd'hui la pratique ottomane, leurs ancêtres, leurs grands-parents immédiats et la famille, comme embarqués dans ces solutions communes de la vie quotidienne et dans des rituels de partage. Une jeune femme musulmane qui s'est rendue à Vefa, une église grecque orthodoxe d'Istanbul, avec ses amis, a raconté que sa grand-mère l'emmenait visiter des églises avec elle lorsqu'elle était encore une jeune fille, puis elle a ensuite ajouté «aucun stambouliote» qui se respecte ne vit ici sans avoir pris connaissance des nombreuses églises. Cela fait partie de la mixité d'Istanbul. Nous allons à l'église, nous nous rendons dans des yatiris (sanctuaires musulmans). Ce parcours d'un site à l'autre nous rapproche de la compréhension de l'autre.

La compilation de ces manières de faire représente l'habitus des terres ottomanes, les solutions semi-conscientes et les instincts qui ont mené les gens à naviguer dans leur vie quotidienne en participant à plusieurs et différentes institutions religieuses et culturelles à la fois, facilitées par la fluidité des frontières et la multivocalité des messages. Les gens convoquent explicitement les souvenirs de ces pratiques passées comme réalisées par leurs ancêtres et partagent un sentiment de nostalgie pour le passé. Cette nostalgie est exacerbée par la nouvelle renaissance du «grand tout» ottoman qui en appelle à la mémoire émotionnelle des personnes et représente un passé tout simplement magnifique. Ainsi la nouvelle «Ottomania» qui circule dans les médias, que l'on retrouve dans la politique de l'AKP - qui revendique l'histoire ottomane, en particulier la gloire et la tolérance - et dans la production culturelle de la société turque, satisfait à des fins différentes. Même dans les territoires où une telle nostalgie ottomane n'opère pas, la mémoire historique et culturelle d'un passé ottoman est ancrée dans l'habitus des générations qui ont connu la transition de l'empire à l'État-nation.

L'AKP face à la société multi-culturelle

Un autre contexte à cette participation est la politique contemporaine. D'une certaine manière, qui nous rappelle l'analyse de Michel de Certeau des formes quotidiennes de résistance (1988), les gens se livrent à des pratiques de partage, certains essayant de les subvertir subtilement, d'autres en affirmant leur compréhension du système. Cela s'exprime plus particulièrement chez de nombreux participants laïques, issus de la classe moyenne ou supérieure pour qui le partage est une réponse rebelle à la sunnification de la Turquie; rappelant un passé multi-ethnique. Reproduire un cadre multi-culturel à travers la participation est un moyen de s'opposer à la politique de l'AKP, même si l'AKP emploie la même rhétorique du passé multi-religieux et de la tolérance pour réclamer une continuité entre ces pratiques ottomanes et la Turquie sous la domination de l'AKP. Pourtant, de nombreux participants se sont montrés désireux de se séparer des revendications de l'AKP et d'affirmer: «Nous avons vécu tellement longtemps dans une société multi-culturelle, personne ne peut nous retirer cela», ce qui figure une déclaration contre les politiques contemporaines de sunnification et le renouveau islamique. Ainsi ces espaces sacrés connus pour leur diversité et leurs traditions inclusives en sont venus à représenter une forme d'opposition laïque.

Loin de la politique de l'opposition laïque, les mêmes églises sont également visitées par une population sunnite de plus en plus religieuse qui a pris conscience des avantages représentés par ces espaces religieux et viennent formuler des vœux et chercher de l'eau bénite. Ces suppliants sont principalement des femmes religieuses qui pratiquent cet espace qu'elles pourraient définir comme appartenant à d'«autres», mais leurs intérêts rationnels et pragmatiques les aident à franchir les frontières religieuses pour atteindre à la prospérité, pour leur progéniture et le sentiment de bien-être général qui découle à être bénie par un prêtre grec. Dans de tels cas, cette présence n'est pas une subversion du système, mais un objectif particulier dans une hiérarchie du pluralisme ethnique et religieux.

Pour conclure, il est impératif d'explorer le phénomène de partage des espaces religieux sacrés dans les villes modernes, mais cela doit être fait avec un œil porté aux considérations historiques, pratiques et politiques qui sont incorporées dans de telles pratiques. Ces espaces représentent la diversité, mais les significations sociales et culturelles attribuées à la diversité peuvent souvent s'avérer complexes et contradictoires.

Traduction

Émilie Notéris est une travailleuse du texte née en 1978. Écrivaine, auteure de sciences-fictions (Cosmic trip, 2008 ; Séquoiadrome, 2011) et d'essais (Fétichisme postmoderne, 2010). Traductrice (Marshall McLuhan, Sudipta Kaviraj, Gayatri Chakravorty Spivak, Slavoj Zizek, Hakim Bey, Malcolm Le Grice), elle coordonne depuis 2014 l'ensemble des traductions dans le cadre du Festival Mode d'emploi organisé par la Villa Gillet à Lyon. Elle a participé à un ouvrage collectif consacré à la série Game of Thrones publié aux éditions des Prairies Ordinaires en 2015 et prépare actuellement un ouvrage dédié à la science-fiction et à la théorie queer.

Karen Barkey interviendra mardi 17 novembre à "Mode d'emploi", dans le cadre de la conférence intitulée "Les lieux de la religion : tolérance religieuse et espace urbain".

Mode d'emploi est conçu et organisé par la Villa Gillet en coréalisation avec les Subsistances. Ce festival est soutenu par le Ministère de la Culture et de la Communication, le Centre national du livre, la Région Rhône-Alpes et la Métropole de Lyon.

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