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C'est dur d'être traqué par des curieux

Je m'enfarge de moins en moins dans ces discours en «-istes» et en «-ismes» qui plombent l'air.
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On ne me fouettera jamais pour avoir écrit ce texte. Raif Badawi, lui, a été condamné à 1000 coups de fouet et 10 ans prison pour avoir blogué.

« Faut pas lâcher » me susurraient quelques collègues effacés lundi matin, et qui ne tiennent pas à passer trop de temps à parler au bureau de cette hargne qui poursuit les citoyens québécois musulmans ces derniers temps. De ma part, je m'enfarge de moins en moins dans ces discours en « -istes » et en « -ismes » qui plombent l'air et à travers lesquels il faudrait encore se justifier contre toutes ces porosités qu'on colle à l'islam. La priorité est aux routines quotidiennes, écoles, garderies, aléas du travail, intégration, factures, etc. Je suis présent sur tous les fronts même si on ne me voit qu'à travers une lucarne spécifique. Bref, sur la télévision, les barbes hirsutes sont à nouveau mises au pilori à travers la dernière affaire de Hamza Chaoui, ce prédicateur salafiste qui, du haut de sa broussaille, clame à qui veut l'entendre, qu'il n'aime ni les femmes, ni les homosexuels, ni les athées. La blogosphère québécoise capote encore, et c'est à cause des délires symptomatiques de cet individu que mon voisin m'interpelle le soir au seuil de ma porte sur ces tarés barbus qu'il faudrait « expédier chez eux par le premier avion disponible ».

Du coup, je vois clairement que ce prédicateur, qui veut son centre communautaire, a réussi son coup de visibilité, véhiculé par les chroniqueurs spécialistes des clichés tricotés-serrés sur l'Islam, qui ne poussent que très rarement le travail d'investigation journalistique pour expliquer les bas fonds des manigances politiques, qui ne dénoncent que rarement les profanations des lieux de cultes, comme ces mosquées brulées en France et profanées au Québec depuis les évènements de Charlie Hebdo, et qui n'abordent que rarement le financement des superpuissances à cet islam politique apte plus au bûcher selon eux qu'à l'humanisme.

Et il me vient des nostalgies.

Je pense souvent à Mohamed Arkoun et à son concept de la raison islamique à travers la mise en perspective critique des courants de pensées étudiées en islam, je pense à son concept de la responsabilité de la pensée dans toute religion, cet extrait d'un colloque international sur le thème «La liberté religieuse» publié au Cerf, (Extrait qui va de la page 109 à la page 118) demeure expressif :

«La responsabilité d'une pensée, aujourd'hui, consiste à comprendre pourquoi il y a eu des difficultés, des contentieux, et comment nous pourrions, en hommes intellectuellement responsables, sortir de ces difficultés, au lieu de ressasser des reproches mutuels ou de répéter des convictions formelles sans nous interroger sur les conditions sociales de leur énonciation et de leur fonctionnement. Si nous privilégions un certain style de témoignage, de fidélité inconditionnelle à nos communautés respectives, nous refusons de comprendre et de savoir ce qui s'est passé dans notre histoire, à l'intérieur de nos communautés...»

Le sulfureux Chaoui assume ses idées sans gêne. Du haut de son piédestal, on lui fait savoir qu'il n'a finalement pas le droit à son centre communautaire. Pas besoin de dérives, il faut bien faire son ménage avant que ça ne déborde! Tout le monde souffle un brin. Je me surprends à cogiter ainsi sur les auréoles de la liberté d'expression et ses acquis. Cette interdiction, sur la base des propos rétrogrades, va-t-elle vraiment dans l'esprit de la volonté de garantir à tous leur liberté d'expression dans un système démocratique ? Les radios poubelles n'avaient-elles pas pollué les écoutes avec un certain Jeff Fillion qui avait affirmé qu'une parade gaie peut « Fucker les enfants » ? Ou avec l'animateur Sylvain Bouchard qui avait répété à qui veut l'entendre que les femmes ne devraient pas conduire de voiture ?

Tout comme l'athée, l'antisémite, l'islamophobe, ou carrément l'anti-homosexuel qui ont le droit d'ébrouer leurs opinions dans des blogues ou sur des stations radio, Hamza Chaoui, n'a-t-il pas le droit d'exprimer de prime abord sa misogynie ?

Si les mêmes propos étaient tenus par un chrétien fondamentaliste ou un juif fondamentaliste, est-ce que la population s'insurgerait de la même manière?

J'écoute mon voisin qui attend au milieu de son discours que je condamne Chaoui même si je viens de le faire à deux reprises. Je pense à ce collègue aujourd'hui qui glorifiait l'ex charte fomentée par Drainville, je pense aux répercussions sur les plus vulnérables du futur projet de la loi antiterroriste C51 au Canada, je pense à Philippe Couillard qui a jeté aux orties ses discours sur la laïcité inclusive au temps de Marois, et qui pense que la radicalisation est le propre des immigrants musulmans. Je pense aux chiffres alarmants sur le chômage de la communauté maghrébine au Québec, et de tout ce qui peut en résulter comme dérives, et je m'inquiète!

Je m'inquiète devant les nouvelles bases du monde où les libertés sont bel et bien redéfinies. Je m'inquiète devant l'islamophobie rampante des bien pensants, je m'inquiète pour les nouvelles générations qui peinent à filtrer leurs repères devant le magma médiatique des chaines satellitaires, et je pense à Abdennour, à Collon, à Kuypers, à Gilles Kepel, à Olivier Roy, à Ibn Arabi, à Ibn Khaldoun, à Naguib Mahfoud, à Avicennes, à tous ces législateurs invétérés de la « Repensée de l'islam » et sa réforme modernisée, qui les écoute pour vrai?

Et je vire encore vers Arkoun:

«Je suis de ceux qui tiennent à ce que la pensée, la pensée tout court et la pensée religieuse en particulier, progressent, c'est-à-dire changent leurs références. Voilà pourquoi je n'adopterai pas du tout cette voie du témoignage, que d'ailleurs vous connaissez très bien. D'autre part, je considère que cette voie du témoignage est infiniment plus négative qu'elle n'est positive, dans la mesure où les témoignages des communautés sur elles-mêmes perpétuent des schémas de connaissance dont résultent précisément toutes nos difficultés, tous nos affrontements.»

Des accommodements à la charte, de Charlie à Chaoui, l'entre-deux rives est dans le collimateur. Je ballote entre l'euphémisme, l'angélisme et l'autisme. Une certaine lassitude me fait sourire et mon voisin continue de parler. J'ai l'impression qu'un paparazzi pointe sa caméra devant mes yeux, et que je n'ai le droit de répondre que par ricochets.

L'enjeu est de plus en plus pénible de devoir encore se justifier, de montrer toute sa bonne foi, d'expliquer dans le calme, de répondre dans la sérénité, de prêcher Arkoun, de magnifier Al Maari, de réhabiliter les citadelles anciennes des grandes humanités musulmanes, de s'élever au-dessus de ceux qui limitent leurs lectures à Facebook. L'enjeu est de plus en plus pénible dans une sphère ou deux mondes s'entrechoquent.

Mon voisin passe tout d'un coup à un autre registre, celui de la polygamie. Il trouve cela intéressant. Quant à moi, je trouve que c'est dur d'être traqué par des curieux!

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