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On partage ses secrets avec ceux qu'on aime

"On partage ses secrets avec ceux qu'on aime", est une réplique tirée dediffusée sur Arte. Lus sous un angle différent, ces mots peuvent trahir une volonté de prise de pouvoir sur l'autre.
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"On partage ses secrets avec ceux qu'on aime", est une réplique tirée de Borgen dont la troisième et ultime saison a récemment été diffusée sur Arte. Pour qui s'intéresse aux liens complexes entre l'espace public, la vie privée et la vie intime, cette série offre à la réflexion de multiples situations où l'un de ces espaces entre en tension avec l'un des deux autres.

Ainsi en va-t-il pour cette réplique prononcée par Katrine, un personnage dont il n'est pas indifférent qu'elle soit journaliste d'investigation, pas plus qu'il n'est indifférent qu'elle soit adressée à son amant, Kasper, un "spin doctor" qui prétend pouvoir défendre n'importe quelles idées ou opinions pour lesquelles il serait payé.

Bien que visiblement attaché à Katrine, Kasper lui ment, ouvertement ou par omission, et lui cache des faits de son passé qu'elle devine décisifs. Pour la jeune femme, ces mensonges et ces non-dits attaquent et parasitent un lien qui ne demanderait pourtant qu'à devenir véritablement amoureux. Plus d'une fois déjà, ces secrets ont conduit le couple à une rupture, car comment s'engager auprès de quelqu'un qui ne vous fait pas véritablement confiance?

Si j'ai mis ces mots en exergue c'est parce qu'ils postulent l'existence d'un lien de réciprocité entre aimer et partager ce qui est intime. Pourtant, lus sous un angle différent, ils peuvent aussi trahir une volonté de prise de pouvoir sur l'autre. En effet, tantôt le partage de l'intime alimente les relations les plus profondes, tantôt il y fait obstacle. Reconnaître ces effets contradictoires apparaît donc de première importance de nos jours où la nécessité de préserver le champ intime des intrusions qui le mettent à mal est régulièrement contestée, au nom, entre autre, de la transparence requise par le jeu démocratique.

En effet, attaquer la valeur de l'intime, c'est attaquer la liberté de penser et celle de juger par soi-même, et par voie de conséquence c'est attaquer la liberté de choix et d'opinion, celle-là même dont doit jouir tout citoyen dans un régime politique qui se veut démocratique. Qu'on relise 1984 ou qu'on écoute les témoignages de ceux qui, tels Rithy Panh [1], ont survécu aux régimes les plus tyranniques qui soient et l'on verra que nul despote ne peut régner sans attaquer directement et férocement tout espace intime chez ceux qu'il entend assujettir à ses volontés.

L'intime est ce lieu psychique où se déposent ces trésors intérieurs que sont les objets psychiques -pensées, souvenirs, rêves et rêveries, espoirs, fantasmes, regrets, peurs, etc.- , dont on peut affirmer qu'ils fondent l'identité singulière de chacun d'entre nous. Ce trésor, faut-il le laisser dans l'ombre qui le protège ou le dévoiler pour le partager et le faire reconnaître? La réponse n'est certes pas simple car la tension entre le désir de se montrer et celui de tenir secret quelque chose de soi est permanente, et jamais tout à fait résolue. C'est pourquoi l'affirmation simpliste selon laquelle "quand on aime on partage tout avec l'aimé(e)" et la déclaration fanfaronne "si on n'a rien à se reprocher, on peut tout montrer" sont insuffisantes pour réduire la contradiction interne entre le désir de s'ouvrir à l'autre et celui de conserver la possibilité de penser en silence et en secret. On ne peut pas négliger non plus que, si l'amour comme l'amitié véritables se nourrissent du partage de l'intime, le risque d'une dérive de ce partage vers des conduites exhibitionnistes ou voyeuristes n'est, lui, jamais complétement écarté.

Déplions donc cette réplique "On partage ses secrets avec ceux qu'on aime" et voyons comment selon l'interprétation qu'on en fait, le sens s'en transforme de façon radicale. Une première façon de l'entendre peut se retraduire par: "Si tu ne partages pas tes secrets avec moi, c'est que tu ne m'aimes pas", façon de rappeler que l'intimité physique ne peut pas à elle seule garantir l'intimité psychique. Les liens les plus profonds sont ceux qui s'appuient aussi sur l'échange d'objets psychiques intimes, et c'est de cet échange que naitront la confiance réciproque, une connivence et une sensibilité communes. En ce sens, partager ses secrets avec l'autre peut donc légitimement être interprété comme une preuve d'amour.

Il suffirait pourtant de bien peu de chose pour que ce qui se donne comme une invitation à prendre le risque d'aimer, en se découvrant face à l'aimé, se transforme en une exigence d'aveu qui, pour le coup, n'aurait plus rien d'un partage consenti mais se présenterait alors comme la soumission à une manœuvre d'extorsion de confidences. Quand "on partage ses secrets avec ceux qu'on aime" dérive en un "Si tu m'aimes, tu dois partager tes secrets avec moi", la demande d'amour s'efface au profit d'un impératif du dire et du montrer, conforme à l'idéologie de la transparence qui prétend que rien ne légitime qu'on cache quelque chose de soi aux autres. Tout doit être dit et montré, la réserve est honnie autant que le secret, tous deux étant soupçonnés de participer de mouvements d'hypocrisie, de honte, de censure ou de culpabilité. En ce cas où le dévoilement de l'intime n'est pas mis au service d'un lien choisi et chéri, on ne peut plus parler ni de partage ni d'échange, il s'agit là de forçage, dont le masque de bienveillance ne résiste pas longtemps à l'analyse. Le voyeur qui "vole" l'intime de l'autre et l'exhibitionniste qui se dévoile pour défier l'autre ou pour le réduire au silence ne sont pas en quête de liens plus profonds, mais, dirait-on, travaillent "pour leur petite entreprise". Usant d'arguments fallacieux, l'un comme l'autre font mine d'ignorer que l'ombre ne protège pas que des failles, des fautes ou des défauts mais qu'elle peut aussi soustraire à une lumière trop vive ce qui, précieux, fragile, ou délicat, pâtirait d'être exposé inconsidérément aux regards de tous.

Revenons à la demande formulée par Katrine à Kasper et remarquons qu'elle n'est en rien une demande de partage exhaustif. Elle ne déclare pas "on dit tous ses secrets à ceux qu'on aime". Pour insistant qu'il soit, son appel aux confidences de Kasper n'est pas sans reste et on peut penser que le "quant à soi" nécessaire à chacun pourrait s'y retrouver. C'est en cela que l'amour se distingue d'une manœuvre d'emprise. (Et me reviennent ici en tête le souvenir d'un article de la psychanalyste Pascale Hassoun: "Dis-moi que tu me veux pas toute." [2] Ne pas prétendre vouloir tout savoir de l'autre c'est aussi reconnaitre et accepter que tout ne puisse jamais se partager parce que tout n'est jamais connu, même de soi. Il y a ce que l'on cache en sachant qu'on le cache, mais il y aussi ce que l'on tait parce que ne saurait le dire, parfois même parce qu'on ne saurait le penser. Certains secrets ou certaines énigmes ne peuvent ainsi être levées précisément parce que celui qui en est porteur n'en sait rien consciemment. La réponse "Rien" à la question "Qu'est-ce que tu as?" n'est pas toujours une esquive; elle peut traduire une authentique incapacité à dire ce qui tourmente celui qui n'en peut mais.

Je terminerai mon propos par une dernière légère transformation de la phrase de Katrine: "c'est avec ceux qu'on aime qu'on partage ses secrets", façon d'insister sur le fait que des secrets ou des confidences ne peuvent être partagées qu'avec un interlocuteur choisi. Pour que l'intime soit préservé, confidences et secrets doivent être confiés à l'intérieur d'un lien de confiance qui seul assurera que celui qui a parlé ne connaîtra pas l'amertume de celui qui, parce qu'il s'est laissé aller "à parler trop", éprouve ensuite le sentiment d'avoir été utilisé ou instrumentalisé. Cette question du choix du confident est largement niée par les médias, qu'ils soient de papier, de radio ou de télévision, qui font comme si la parole échangée avec d'autres pouvait être de même nature avec tous, et que ses effets bénéfiques n'était en rien liés à qui reçoit a confidence. Le diktat de la transparence est indissociable de celui de l'interchangeabilité des interlocuteurs. Il est pourtant dans l'expérience de chacun d'avoir livré quelque chose de personnel ou d'intime qui ait été moqué, ridiculisé ou soit devenu motif à humiliation. De telles expériences conduisent parfois à former le souhait de verrouiller l'intime en soi. C'est ainsi que la solitude, ce mal contemporain, trouve parfois ses racines dans ces expériences d'avoir été trahi par celui ou celle à qui on avait cru pouvoir dévoiler une partie de soi habituellement maintenue secrète.

Sachons donc accueillir avec bienveillance celui ou celle qui nous juge digne de regarder avec lui ce qu'il préfère d'ordinaire tenir dans le clair-obscur de son être, et soyons lucide dans le choix de ceux auxquels on accepte de montrer ce qui de soi est le plus précieux, parfois aussi, le plus vulnérable... L'intime y gagnera, la liberté aussi.

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[1] Sur cette entreprise d'écrasement de toute vie intime par le régime de Pol Pot et des Khmers rouges, voir son très beau film L'image manquante.

[2] Patio, n° 10, 1988.

José Morel-Cinq Mars est l'auteure du livre Du côté de chez soi, publié cet automne 2013 aux éditions du Seuil.

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