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L'arrivée du monolithe de Denis Villeneuve, 48 ans après Kubrick

On se souvient que le monolithe tombé du ciel dans le célèbre film de Stanley Kubrickétait un rectangle érigé tout en hauteur, une masse noire qui trouvait son prolongement dans l'os que brandissait le singe tel un bâton afin d'imposer sa domination sur la nature. Dans son dernier film,, Denis Villeneuve introduit un autre monolithe. Rien de phallique cette fois, sa forme étant ovoïde.
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On se souvient que le monolithe tombé du ciel dans le célèbre film de Stanley Kubrick (2001 : A Space Odyssey, 1968) était un rectangle érigé tout en hauteur, une masse noire qui trouvait son prolongement dans l'os que brandissait le singe tel un bâton afin d'imposer sa domination sur la nature. On se souvient de ce ralenti devenu cliché, et qui introduisait ostensiblement l'idée du bras outillé, du bras armé, le bras phallique, en somme. Le monolithe y était une épiphanie, celle de la raison technique, présage de la civilisation, mais qui figurait aussi, à la fin du film, l'énigme de la mort.

Dans son dernier film, Arrival, Denis Villeneuve introduit un autre monolithe. Rien de phallique cette fois, sa forme étant ovoïde. Tout aussi opaque au premier regard, on peut toutefois y entrer, en être expulsé, l'habiter. Le milieu humide où vivent les extraterrestres a même quelque chose d'utérin. L'humanité peine à déchiffrer son message, comme autrefois les spectateurs de Kubrick ; pourtant, les heptapodes qui l'habitent cherchent bel et bien à communiquer. Et le « signe » livré par eux, que dans leur précipitation maladroite les humains traduisent par le mot « arme », désigne, on l'apprendra plus tard, l'idée du « don ». C'est du moins la découverte que va faire tardivement l'héroïne du film, une linguiste dénommée Louise Banks. Il est vrai que dans Arrival, les politiques et les militaires sont comme le singe dans le film de Kubrick, mus par la toute-puissance que leur confèrent leurs outils. À la fin de 2001, cette logique culminait d'ailleurs avec l'ordinateur HAL qui menaçait de supplanter l'humain. On se souviendra d'une scène formidable où HAL décodait à leur insu les paroles des deux astronautes paniqués.

Rien de tel cependant dans Arrival qui fait l'éloge de la communication et de l'exercice patient de l'interprétation. Derrière l'écran translucide qui les sépare, des humains, les deux heptapodes s'avancent, tracent des cercles d'encre dans le fluide ambiant, pareils à des mains qui écrivent et qui cherchent à toucher l'autre : Louise Banks venue apprendre leur langage. Le film établit peu à peu le parallèle entre cet apprentissage et celui vécu par la fille de Louise que le spectateur a déjà vue naître et mourir. Chez l'héroïne de Villeneuve, aucune méfiance à l'égard des signes. Être présent à l'autre, à l'étranger comme à l'enfant qui apprend, assumer le risque que comporte toute véritable rencontre, reconnaître chez l'autre la capacité à communiquer - voilà ce qui fonde le récit que nous raconte le film.

Tel est la différence ultime que propose Arrival par rapport à l'héritage de Kubrick : l'humanité qui croyait résister à sa destruction par la force de sa domination, obnubilée par la linéarité du progrès et la raison technique, découvre cette fois son salut à travers la patience du dialogue, le don de l'interprétation, mais aussi la circularité du temps - le temps cyclique étant réputé être l'affaire des femmes. Ainsi intervient ce qui avait été absent de l'univers proposé par Kubrick : un personnage féminin central dont la maîtrise du langage est la plus grande force. Dans la portion finale de 2001, le héros survivant, l'astronaute Dave, régressait à l'état paradoxal d'un vieillard-fœtal, consumé, orphelin condamné aux restes de la civilisation (une étrange chambre Louis XVI), puis dérivant dans l'espace, impuissant devant l'énigme de sa propre finitude. La dernière image donnait à voir un fœtus dans son œuf, énigmatique, seul au monde, orbitant tel un astre dans l'univers.

Arrival débute là où le film de Kubrick s'achève. Ce cercle temporel dans lequel l'héroïne de Villeneuve nous fait entrer renvoie à la maternité et à l'état d'enfance qui suppose d'apprendre à communiquer. Cette fable ne raconte en fait que cela : la relation d'un être à son enfant, le souci de l'autre qui est aussi le désir d'une médiation, seul gage d'avenir. Elle nous rappelle aussi que, mettant au monde l'enfant, la mère le condamne à mourir, et qu'il lui faut précisément l'accepter, car telle est la rançon à payer pour la suite du monde. Tel est le cercle dans lequel mort et naissance sont confondus. Du coup, c'est l'ouverture à chaque moment de l'existence qui confère à la vie humaine sa beauté et son irréductible singularité : je sais que tu vas mourir, et c'est parce que je le sais de manière absolument certaine que ta vie prend un sens à mes yeux et rend possible ce que nous sommes. Or ce savoir passe par le langage.

Le film de Kubrick était un chef d'œuvre. Rien à redire. Mais il faut se réjouir de ce que Denis Villeneuve, à l'instar de l'auteur de la nouvelle dont son film s'inspire, ait choisi de faire porter ce message par une femme, et qu'il ait exposé l'exercice patient de l'interprétation en réponse aux défis d'un monde de plus en plus monolithique.

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«Arrival», de Denis Villeneuve (2016)

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