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Quand les ados s'ennuient devant leurs écrans

On se figure communément la relation que les ados entretiennent avec le numérique comme une relation euphorique placée sous le signe d'un engouement toujours renouvelé. Les adolescents fuiraient l'ennui et ses possibles bienfaits en s'immergeant dans les écrans.
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On se figure communément la relation que les ados entretiennent avec le numérique comme une relation euphorique placée sous le signe d'un engouement toujours renouvelé. Une polarité semble aujourd'hui évidente, entre le divertissement, souvent suspecté d'être vain, offert par les outils et les services numériques et un ennui doté d'une nouvelle noblesse que l'on assimile volontiers à la posture contemplative. Les adolescents fuiraient l'ennui et ses possibles bienfaits en s'immergeant dans les écrans.

Au cours de l'enquête ethnographique auprès de vingt-cinq adolescents que nous a confiée la Fédération Française des Telecoms, un constat s'est imposé qui cadre mal avec ces représentations: la lassitude, le trop plein, l'inintérêt ou encore la disqualification des contenus et des services dont ils font pourtant couramment usage tiennent une large part dans leur discours.

Face aux récits de fin d'après-midi traînantes, à ces SMS aussitôt lus aussitôt oubliés, face à ces moues vagues devant un énième Snapchat réceptionné, ou à ces posts sur twitter ressassant l'heure qu'il est et le temps qui ne passe pas, il faut se rendre à l'évidence: les ados connectés s'ennuient aussi avec leurs outils numériques.

Le numérique: fuite et expérience même de l'ennui

Le site nord-américain qui alimente depuis décembre 2013 une "real time #bored in school map", compte à ce jour 1 620 860 tweets d'adolescents disant en temps réel leur ennui à l'école: l'initiative est symptomatique à la fois de la nouvelle légitimité de l'ennui scolaire et de ses nouveaux moyens d'expression. Aujourd'hui, parfois pendant les heures de classe, sur ces mêmes outils qui concurrencent les modes de transmissions traditionnels, les adolescents clament leur ennui.

Entre la distanciation passive de celui qui s'ennuie et l'intérêt de celui qui se sent partie prenante, le numérique ouvre une troisième possibilité: celle de témoigner de son ennui, sans s'en détourner pour autant.

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La main psychique

Le téléphone mobile est alors le moyen privilégié pour tenter d'avoir une prise sur le temps, que l'ennui rend lent et lourd. Mais l'expression ne fonctionne pas toujours chez les adolescents comme une sortie de soi: les mots et les images collent au temps qui ne passe pas, comme englués, sans offrir l'ouverture attendue. Les ressources numériques sont alors en prise directe avec "tout ce qui se passe dans la tête":

Ecrire un SMS comme on griffonne, pour décharger un trop plein d'excitation, est un mode d'expression né de l'ennui, mais qui n'en sort pas. L'écriture qui fait du "sur-place" est alors le contraire du "transport intérieur": l'expression piétine et l'écran est une fausse ouverture dans l'espace rétréci par l'ennui.

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André Green parlait de la pulsion comme d'une "main psychique" pour désigner cette continuité corporelle entre la tension intérieure et sa manifestation. Les mots répétés à l'identique, à la recherche d'un effet dilatoire, ou les photos du mur de sa chambre envoyés avec un "bisou" semblent les produits de cette main pulsionnelle chez des adolescents qui ont à composer avec un degré d'excitation interne important et quasi constant, comme l'a montré, entre autres, le psychiatre Philippe Jeammet.

Si cette excitation est loin de se présenter toujours clairement sous le regard de l'observateur, c'est précisément qu'elle prend souvent le masque de l'ennui, de l'indifférence, ou du retrait, qui sont, en termes psychanalytiques, autant de "contre-investissements" mobilisés par les adolescents comme des mesures défensives en réponse à leur tumulte intérieur.

Ne plus penser

Autre attitude défensive à l'adolescence, celle qui conduit à "éviter la pensée". Dans cette période où le malaise s'exprime plus volontiers par des comportements corporels que par des longs discours d'introspection, les outils numériques jouent à plein leur rôle d'engins à réaction: ils prêtent à une gestuelle de l'ordre de la réaction motrice, avant d'être expressive.

S'en remettre au "vécu", au risque de l'insignifiance et de la platitude, est alors souvent pour les adolescents la stratégie la plus sûre et la plus maîtrisable face aux remous de l'intériorité. Les images impulsives et informelles sur Snapchat comme les nombreux tweets formulant sans ambages des besoins primaires - de la faim à la soif ou à la fatigue -, ou citant des paroles de chanson entendues, sont les manifestations de cette prédominance du "vécu" sur le "pensé".

Certes, écrire son ennui d'adolescent est une pratique qui ne date pas d'hier, comme en témoigne cet extrait d'une lettre du jeune Flaubert, alors âgé de 17 ans:

"Si je t'écris maintenant mon cher Ernest, ne mets pas cela sur le compte de l'amitié mais plutôt sur celui de l'ennui. Me voilà chié en classe à 6 heures du matin ne sachant que faire et ayant devant moi l'agréable perspective de quatre heures pareilles (...) et avec tout cela, je m'ennuie, je m'emmerde",

Lettre de Gustave Flaubert à son camarade Ernest Chevalier, le 23 Juillet 1839.

C'est la gamme d'expression de l'ennui qui s'est élargie avec les outils numériques, en offrant des nouvelles ressources a minima pour des modes d'écriture et de prise de vue au ras de la sensation, et au degré zéro de la symbolisation.

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"Dire les choses comme on les sent, sans se juger", selon les mots de nos interviewés, est aussi le pacte de lecture et d'écriture tacite conclu entre amis. L'amitié suppose un mode de partage à l'abri du jugement, où les mots et les images ont vocation à dire (ou ne pas dire) ce qui se passe (ou ce qui ne se passe pas) quand on "traîne ensemble": "Vu la prof d'anglais au P2", "Je suis fatiguée", "Il fait trop beau aujourd'hui". Etre co-pains, étymologiquement, c'est partager son pain ordinaire.

Lire la tête ailleurs

Aux nouveaux modes d'écriture sur les écrans répondent des nouvelles façons de lire qui alternent entre l'avidité impatiente, voire impérieuse, et le survol distrait, où l'attention, flottante, peine à trouver des points d'ancrage.

"Je reçois tellement de SMS, je ne retiens pas tout" explique Xavier, 16 ans, qui a demandé 2 fois de suite à quelques heures d'intervalles l'heure du rendez-vous à son copain.

Cette façon de "lire à moitié" est une réponse adaptée à l'envoi distrait de SMS, effectué parfois d'un geste devenu si transparent que son auteur doute de l'avoir bien réalisé ou qu'il est aussitôt effacé de la mémoire.

Un nouveau type de réplique a d'ailleurs fait son apparition dans les échanges de SMS entre les adolescents: "c'est à moi que tu parles?" ou "qui, moi?" s'assure parfois le récipiendaire d'un message qui pourrait aussi bien ne pas lui être destiné...

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Signes d'ambiance

L'ennui est moins un sentiment qu'une "disposition", comme le propose François Roustang, à laquelle sont soumis à la fois l'intériorité (on est "bien ou mal disposé"), et ces signes multiples - SMS, MMS, Snapchat, posts - qui se disposent inlassablement dans l'environnement immédiat des adolescents, requérant une attention qu'ils ne parviennent pas toujours à dispenser.

Cet ennui dont les écrans ne sont pas seulement les supports d'expression mais aussi les cadres conduit à s'interroger à neuf sur la place qu'occupe le numérique dans la vie des adolescents. Allumer son ordinateur est un geste désormais équivalent à allumer la lumière de sa chambre.

L'ambiance en est modifiée, mais la lampe n'occupe pas pour autant le centre de l'attention. Quand l'ennui emprisonne l'expérience dans son carcan d'habitude et de monotonie, ce qui se joue sur les écrans ne fait pas exception. Les signes écrits et visuels qui s'échangent sur les écrans sont parfois vécus comme de simples signes d'ambiance : SMS, MMS, snapchats et timelines sont à compter au nombre de "ces ennuis d'époque" que Véronique Nahoum-Grappe dansL'ennui ordinaire avait décrit comme des "séquences de perception qui emplissent le vide, qui meublent l'attente et forment le décor des mobilités humaines".

Reste ce qui résiste à l'ennui: la passion amicale propre à l'adolescence. A l'ère des outils numériques, la nécessité identitaire de l'amitié demeure. Etre adolescent, c'est vivre avec ses amis, et non pas vivre avec son mobile. C'est la part numérique de cette vie amicale qui est susceptible de distiller un ennui qui lui est propre, fait de l'affadissement du lien dans des formules et des images trop littérales, de la satiété face à l'abondance des signes, et de la routinisation de la consultation des sites.

Pour aller plus loin consultez la version longue sur le site de la FFTélécoms: Les adolescents s'ennuient aussi avec leurs outils numériques.

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