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Voici pourquoi le «Refus global» 2.0 n’aura pas lieu

Pour créer un impact similaire au manifeste de 1948 dans la société d’aujourd’hui, il faudra que les artistes deviennent autre chose que de vulgaires producteurs d’objets destinés à faire rouler le système et donner l’illusion que tout va bien.
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Penser «excellence» lorsqu’on parle de création est un oxymore. Lorsque l’on crée, on tente de poser un regard neuf, parfois naïf, mais toujours inédit, sur le monde, sans jamais trop savoir où l’on va.
anton5146 via Getty Images
Penser «excellence» lorsqu’on parle de création est un oxymore. Lorsque l’on crée, on tente de poser un regard neuf, parfois naïf, mais toujours inédit, sur le monde, sans jamais trop savoir où l’on va.

2018, c'est l'année du 20 anniversaire de la disparition de Serge Lemoyne, le dernier grand peintre d'un pays qui semble se remémorer plus facilement ses catastrophes (verglas) que les réalisations de ses génies créateurs. Il est donc peu probable que l'on s'étende plus que ça sur les 70 ans du Refus global. Sauf peut-être au pays de Borduas, où certains artistes songent à réactualiser le fameux manifeste.

Malheureusement, c'est un défi qui sera bien difficile à relever compte tenu de toutes ces fausses valeurs qui gangrènent et sclérosent le système des Beaux-arts actuel comme la fameuse excellence.

Excellence et création

Aujourd'hui, toute la société est jugée selon ce seul critère, même la création artistique. Ce qui n'a aucun sens. Penser «excellence» lorsqu'on parle de création est un oxymore. Lorsque l'on crée, on tente de poser un regard neuf, parfois naïf, mais toujours inédit, sur le monde, sans jamais trop savoir où l'on va. Comment alors peut-on juger de manière immédiate l'excellence de ce qui est nouveau, de ce qui se crée progressivement avec une nouvelle vision des choses et de nouveaux paramètres?

L'excellence ne peut être attribuée qu'à ce qui existe déjà, à ce que l'on connait, à des manières de faire que l'on répète, à des techniques déjà éprouvées que l'on améliore petit à petit et que l'on contrôle. Pas à la véritable création, exploration ou expérimentation. L'excellence, c'est l'invention du siècle des technocrates de tout acabit pour élaguer ceux qui ne «fittent» pas dans le système productiviste ambiant, les brouillons, les instables, les contestataires, les empêcheurs de tourner en rond.

L'excellence en art est un jeu de pouvoir promu par des esprits malades, mercantiles et reptiliens pour empêcher les artistes de penser en dehors du cadre.

L'excellence en art est un jeu de pouvoir promu par des esprits malades, mercantiles et reptiliens pour empêcher les artistes de penser en dehors du cadre et en dehors des normes bureaucratiques. L'excellence c'est le concubinage des artistes avec les tapis rouges, le vedettariat et le Star-System, c'est le désir de compétition, de richesse et de pouvoir. L'excellence est une Babel d'aveuglement face aux défis actuels de la civilisation.

Dans son essai sur l'avenir de l'art*, Hervé Fisher mentionne que «de nombreux scientifiques admettent la nécessité, pour analyser la complexité du réel, de sortir des méthodologies rationalistes classiques, démonstratives et linéaires, ou même systémiques. Ils prennent en compte le principe d'incertitude d'Heisenberg, les défis de la discontinuité et des logiques floues et donc un nécessaire constructivisme scientifique qui comporte lui aussi des zones d'obscurité et d'intuition, des processus d'imagination et de pensée en arabesque.»

Au moment où la société scientifique se tourne de plus en plus vers des approches artistiques intuitives millénaires, notre système des beaux-arts actuel, ses sbires gouvernementaux, propose la chape de plomb de l'excellence.

Cette excellence qui élève au rang de méga vedette des artistes, des politiques et des vedettes à l'esprit de métal qui perpétuent la jungle sociale du capitaliste où l'argent des plus gros, des plus forts, contribue plus que jamais à pourrir tout.

«Plus vous remportez de succès dans ce monde, et plus vous êtes vaincus.»Henry Miller, «Nexus»

Ce n'est plus un secret, nos sociétés modernes vivent toutes sur de l'argent emprunté aux banques et aux grands groupes financiers internationaux, à l'image de nos existences qui, elles, vivent sur du temps emprunté aux générations futures, dont on constate déjà que leur espérance de vie sera moindre que la nôtre si rien ne change.

Et, de fait, rien ne change

Nous nous enfonçons toujours plus profondément dans le vortex du libéralisme irresponsable au point où les artistes sont maintenant convaincus qu'ils sont des entrepreneurs plutôt que des créateurs et des visionnaires. On n'a pas idée de l'incroyable emprise de l'entreprise-monde, ce monde conçu par et pour l'entreprise qui nous mène par le bout du nez vers notre perte.

Ces entrepreneurs-artistes trouvent normal que 99% d'entre eux crèvent de faim pour 1% qui vivent grassement à cause du dysfonctionnement chronique du marché de l'art. Ils trouvent normal ce marché de dupes, car tous espèrent devenir riches et célèbres un jour, même s'ils doivent fermer les yeux sur le fait qu'il n'y a rien de moins productif pour la société que la spéculation, essence même de ce système.

Comment comprendre un tel aveuglement, comment expliquer que tant d'artistes persistent à s'embourber dans la fange de la vieille économie comme si de rien n'était, comme si on vivait toujours à l'époque bénie du développement agressif, sans limite et inconscient du siècle dernier, comment comprendre cela autrement que par un déni global de réalité?

Le déni qu'une croissance infinie dans un monde fini est impossible,

Le déni des changements climatiques,

Le déni d'un possible effondrement de notre civilisation,

Et le refus.

Refus de régler vraiment nos problèmes de société,

Refus de penser le monde autrement,

Refus d'agir véritablement, quotidiennement, souverainement.

Voilà LE véritable Refus global!

Dans son livre LeNominalisme Pictural, le théoricien de l'art Thierry de Duve** explique que ce ne sont pas les Avant-Gardes qui ont abandonné les traditions anciennes, mais que «ce qui est abandonné l'est parce qu'il est déjà mort, assassiné par les conditions historiques, sociales, économiques et technologiques

Nul doute que depuis quelques décennies, les conditions historiques, sociales, économiques et technologiques ont énormément changé. Évidemment, à cette énumération, il faut impérativement ajouter les changements climatiques!

Pour créer un impact similaire au manifeste de 1948 dans la société d'aujourd'hui, il faudra que les artistes deviennent autre chose que de vulgaires producteurs d'objets destinés à faire rouler le système et donner l'illusion que tout va bien.

Les artistes doivent faire autre chose, que de simplement illustrer le monde qui va mal ou le monde qui devrait être. Les artistes doivent créer ce monde. Pour ce faire, il faudra trouver des solutions de visionnaires à nos problèmes de société, à commencer par ce qu'aucun artiste n'a jamais pensé devoir faire de son vivant: se foutre de l'économie de marché.

Incidemment, il faudra revoir notre place et notre rôle dans la société.

Même les créateurs du domaine réputé des arts visuels actuels, qui se sont longtemps tenu loin du mercantilisme, ne semblent pas se rendre compte du glissement qui s'est effectué au cours des dix, quinze dernières années alors que, petit à petit, sans trop s'en rendre compte, ils ont baissé la garde et bradé l'immense liberté qui était la leur contre plus de reconnaissance et de subventions, sans voir le piège du vedettariat et de l'excellence qui venait avec.

«Il faut poser des actes d'une si complète audace, que même ceux qui les réprimeront devront admettre qu'un pouce de délivrance a été conquis pour tous.»Claude Gauvreau, «Lettres à Paul-Émile Bourduas»

Ce sera à chacun de trouver sa propre manière de faire pour créer hors des contraintes, des habitudes et des carcans actuels, en toute liberté. Créer de manière plus immatérielle, pour tenter d'ouvrir une brèche vers un avenir durable. Alors, rappelons-nous simplement que nous sommes libres.

Les artistes sont libres!

Libre de choisir les idées, les concepts, les matériaux, les lieux, les thèmes, etc. Si les plus libres de la société n'utilisent pas cette liberté pour tenter autre chose, afin de contribuer à changer le monde, qui le fera?

Peut-être que pour un temps, nous ne créerons plus de Grandes Œuvres, mais nous contribuerons certainement à créer l'œuvre ultime et immatérielle: une liberté plus grande dans un monde viable.

Tous les possibles sont à nous.

Révolution, que diable!

* Hervé Fisher, L'Avenir de l'art, VLB éditeur, Montréal, 2010

** Thierry de Duve, Le Nominalisme Pictural, Édition de Minuit, Paris

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