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Le petit vieux de l'épicerie

Vous avez les mains pleines. Trois ou quatre sacs, plus la poche de litière et la boite de détergent. Vous auriez dû garder le chariot d'épicerie, mais vous êtes allé le ranger pendant que le petit boutonneux emballait vos affaires un peu n'importe comment. Près de la porte, alors que vous tentez de ne rien échapper, vous interpelle un vieux bonhomme.
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Vous avez les mains pleines. Trois ou quatre sacs, plus la poche de litière et la boite de détergent. Vous auriez dû garder le chariot d'épicerie, mais vous êtes allé le ranger pendant que le petit boutonneux emballait vos affaires un peu n'importe comment. Près de la porte, alors que vous tentez de ne rien échapper, vous interpelle un vieux bonhomme, installé devant une table pliante. Il y a toujours quelqu'un qui quête, ou qui vend des trucs, près de cette foutue porte. Une équipe de soccer, la soupe populaire du coin, la madame qui vend des gratteux pour une oeuvre de bienfaisance. En général, vous passez tout droit, parce que l'épicerie que vous avez en main a coûté vingt ou trente dollars de plus que prévu. Vous faites semblant que vous ne les avez pas vus. Essayez pas, je vous ai vu faire...

Cette fois, l'âge de l'homme vous arrête dans votre élan. Vous en échappez même le sac de litière, alors ce n'est pas tellement plus de trouble de déposer le reste. Il a l'air d'avoir cent ans, et vous vous demandez qui peut manquer de coeur au point de faire travailler un petit vieux de cet âge-là. Vous voyez que la table est couverte de coquelicots en tissus. Ah oui, tiens... Le jour du Souvenir. Souvenir de quoi, d'ailleurs? Pour vous, ça ne veut pas dire grand-chose, mais vous êtes bien prêt à l'encourager, parce que vraiment, c'est pas un truc à faire que de placer un ancêtre sur une chaise pliante en bois pendant des heures, et que les six clients que vous avez vu sortir avant vous sont passés devant comme si de rien était.

Il vous sourit gentiment, d'un air fatigué. Sa voix est aussi frêle que le reste, qui flotte dans un costume qu'il ne remplit plus comme avant. Vous donnez plus que nécessaire, vous lui souhaitez une bonne fin de journée, et vous mettez les bouts, parce que les enfants attendent au service de garde et que le souper ne se fera pas tout seul, hein... Et franchement? Vous l'oubliez avant même d'avoir atteint votre voiture. Le coquelicot va rejoindre du change et un emballage de barre Mars dans une de vos poches. Autant pour le souvenir, mais vous avez été généreux, alors vous bilez pas pour ça, allez... Vous ne pouviez pas savoir.

Vous ne pouvez pas savoir que le petit vieux, qui n'a l'air de rien, s'appelle Paul. Qu'à une autre époque de sa vie, Paul était mieux connu comme le Capitaine Paul Macpherson. Que Paul, lorsqu'on l'a catapulté en Europe, à dix-neuf ans, n'était que le soldat Macpherson, qui crevait de trouille. Qu'il a quitté la ferme contre l'avis de ses parents, en 1942, pour s'engager. Même pas pour voir le monde, mais parce qu'il voulait contribuer. Parce que les Allemands devaient être mis à bas.

Paul a participé au désastreux débarquement de Dieppe, un nom qui ne signifie presque rien, aujourd'hui, pour ceux qui ne s'intéressent pas à l'histoire. Pour ceux qui sont prêts à commettre les mêmes erreurs parce qu'ils n'ont rien retenu des anciennes. Paul, lui, s'en souvient comme si c'était hier, alors que d'hier, il ne se souvient plus de grand-chose. Désormais, les jours et les années se mélangent un peu, pour lui, mais la guerre, il se la rappelle très bien. Difficile d'oublier, parce que du groupe d'une dizaine d'amis avec lesquels il a débarqué sur cette plage, il ne reste que lui. Le 19 août 1942, déjà, il ne demeurait que lui, parce que les autres n'ont même pas eu le temps de quitter le pont de la péniche.

Il se souvient comment l'assaut a été donné avec vingt minutes de retard, et la catastrophe que cela a engendrée. Comment, au lieu de débarquer dans le noir, la 2e division canadienne est arrivée en plein jour, et comment les boches s'en sont donné à coeur joie. Comment les obus se sont mis à pleuvoir sur eux, et comment l'un d'entre eux est tombé directement sur leur embarcation. Paul ne doit sa survie qu'au fait qu'il était sur le point de débarquer, et que l'explosion l'a envoyé valdinguer au loin, sans même lui faire perdre conscience. Il avait suivi un entrainement intensif au Royaume-Uni, Paul, mais c'était la première fois qu'il voyait le feu. Il l'a vu de près, même si l'explosion l'a envoyé sur le cul à cinquante mètres de là. En se retournant, il a constaté que ses amis étaient morts, tous, et qu'il ne lui restait qu'à aller de l'avant. Pour les Allemands, c'était comme un stand de tir, à la fête foraine. Bunkers, canons, mortier et mitrailleuses étaient déjà installés, et ils n'attendaient que leurs cibles.

Paul a suivi un groupe de survivants à l'assaut, dans un brouillard qu'il aurait aimé réel, mais qui ne se trouvait qu'en lui. Il s'est pris une balle dans le bras, mais aussi incroyable que cela puisse vous paraître, il ne l'a réalisé que vingt minutes plus tard. Ça ne l'a pas arrêté. Il a tué des hommes, ce jour-là, Paul. Il en était heureux, parce que tant qu'il tuait, c'est qu'il était vivant pour le faire. Il sentait la mort partout autour, mais il était vivant.

Il était loin de penser qu'il atteindrait un jour soixante-quinze ans et finirait dans une épicerie. Il était loin de penser, même, qu'il serait toujours vivant à la fin de sa journée, et il a pourtant survécu. Une seconde explosion lui a sans doute sauvé la vie, en l'assommant pour le compte. Il s'est réveillé avec un orteil en moins, et ses bottes avaient été soufflées, mais il était vivant. La moitié des Canadiens qui avaient participé à l'offensive ne pouvaient en dire autant.

Il est même parvenu à rigoler, pour le coup des bottes, à l'infirmerie, pendant qu'on le soignait. Un orteil, ce n'était rien. Il était entouré de gens à qui il manquait des bras et des jambes. On s'est bien occupé de lui. On l'a si bien soigné, en fait, qu'il a pu continuer à prendre part au combat, à peine un mois plus tard. Il en a vu, des batailles, mais une bonne étoile veillait sur lui. Toujours des blessures mineures.

Le jour du débarquement de Normandie, Paul était toujours là...

Le feu, désormais, il connaissait. Sa bravoure n'était plus à prouver. Il était devenu capitaine, malgré son jeune âge. Il avait vu mourir beaucoup de ses hommes, mais ça l'atteignait à chaque fois. Lorsqu'on l'a débarqué à Juno Beach, pour l'opération Overlord, il avait déjà un sérieux contentieux avec les hommes d'Hitler. Cette opération allait mettre fin à la guerre, qu'on lui avait dit, et il y croyait dur comme fer. C'est ce qui l'a poussé à continuer, alors que le massacre prenait place tout autour de lui. C'est ce qui lui a donné la force d'aller jusqu'au bout, quand lui et quatre autres hommes, qu'il n'avait jamais vus, se sont lancés à l'assaut d'un nid de mitrailleuses allemandes, dont ils sont parvenus à s'emparer. La guerre n'était peut-être pas encore finie, mais on s'en approchait. Paul, ce jour-là, s'est pris deux balles plutôt qu'une, dans l'épaule et dans la cuisse. On ne l'a soigné que trois heures plus tard, parce qu'il était l'un des chanceux. À la fin de la journée, son commandant l'a félicité. Paul s'en fichait. Il était toujours en vie.

Quand on l'a enfin mis dans un avion pour revenir au pays, Paul n'en revenait pas. Il n'avait pas pensé revenir. Pas après Dieppe, et encore moins après la Normandie. Il avait accepté qu'il allât mourir là-bas. Il l'acceptait même de bon coeur, du moment que sa présence avait changé quelque chose. De prendre ce nid de mitrailleurs a sans doute été ce qu'il a fait de plus grand, dans sa vie. Il a sauvé de nombreuses vies, en le faisant, et était simplement content de ne pas mourir pour rien. Il avait contribué, le capitaine de vingt-et-un ans, qui allait vers ses quarante. Il avait donné de sa personne. Il en avait assez donné, en fait...

Paul a retrouvé la ferme de ses parents, en Ontario, et sa routine. L'armée, il en avait assez. La guerre, encore plus. Il n'avait jamais prévu être un militaire de carrière. Il voulait seulement aider.

Soixante-neuf ans plus tard, assis dans cette épicerie, il veut toujours aider. Il veut vous aider à vous souvenir. Il veut qu'on se rappelle de ses amis, et même des inconnus avec lesquels il a combattu. Il veut vous dire de ne pas vous asseoir sur votre tranquillité, car des conflits, il y en a partout dans le monde, et ça peut salement dégénérer, en une question de jours. Paul est toujours étonné d'avoir survécu, des décennies plus tard. Chaque matin, quand il se regarde dans la glace, il a du mal à croire qu'il a plus de quatre-vingts ans. Ça lui semble injuste pour les autres, alors même si ses articulations lui font mal, même si son dos est en piteux état, il accepte d'aller passer quelques heures sur sa chaise de bois. Peu importe si la plupart de ceux qu'il interpelle font la sourde oreille.

Paul peut vivre avec ça. Il a peut-être sauvé le grand-père d'un de ceux qui l'ignorent, et permis qu'il vienne au monde. Il ne vous en veut pas. Il sait qu'il a fait la différence. Il sait que sans lui et ses hommes, sans tous ces combattants de différentes origines qui sont morts là-bas, ou disparaissent chaque année un peu plus, Hitler aurait eu beau jeu d'envahir l'Amérique.

Vous devez à ce petit vieux, près des caisses enregistreuses, de ne pas parler allemand. Vous lui devez de ne pas vivre sous l'emprise du IIIe Reich. Vous lui devez de ne pas lever le bras en criant Heil Hitler!, en souvenir d'un fou furieux.

Vous lui devez le respect, et si vous, vous l'ignorez, lui le sait très bien. Il vous a permis de vivre comme vous vivez aujourd'hui.

C'est pour ça qu'il sourit, même à ceux qui passent tout droit sans lui accorder une seconde d'attention.

Le coquelicot n'est qu'une excuse; j'espère que vous le savez... C'est sa présence qui compte, et elle n'a pas de prix.

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