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NAPAC: les nouveaux clercs

La question la plus cruciale et troublante qui plane au-dessus de l'avenir de ce pays est la suivante: que doivent enseigner nos universités avec nos deniers et sans notre consentement? Quelles idées seront diffusées et lesquelles seront exclues?
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«Mon genre de pensée n'est pas souhaité de nos jours; je dois nager vigoureusement contre le courant.» - Ludwig Wittgenstein

Depuis le dépôt en janvier 2014 du Rapport de Guy Demers concernant sur L'offre de formation collégiale, la NAPAC (Nouvelle alliance pour la philosophie au collège) est en branle-bas de combat. En septembre dernier, la NAPAC tenait un colloque sous le titre «Cégep Inc. La destruction programmée de la culture.» Pour l'occasion, elle n'avait invité nul autre que l'un des pères fondateurs de la Commission Parent, Guy Rocher, qui donna la conférence d'ouverture. À ma connaissance, tous les membres du conseil d'administration (dont son président, Hugues Bonenfant, ainsi que son vice-président, Sébastien Mussi) se sont donné le mot pour multiplier les interventions dans les médias afin de sensibiliser la population au péril que représente le Rapport Demers visant, ni plus ni moins, «à la destruction programmée de la culture». Mon collègue du cégep de Saint-Jérôme, François Doyon, a répondu en désamorçant le cri d'alarme de la NAPAC dans un texte bien ficelé «Le rapport Demers n'est pas un complot contre la culture» (Huffington Post, 3 septembre 2015). Récemment, le vice-président adressait une lettre à Georges Leroux l'invitant à préciser sa position afin de rentrer dans les rangs de la NAPAC luttant pour la Grande Cause (Huffington Post, 6 décembre 2015).

À titre de professeur de philosophie dans un collège à Montréal, je ne souhaite en aucune manière être associé à ses actions grotesques dignes d'un clergé nouveau genre pour la philosophie constitué par des Pères Fouettard. Je soutiens que l'alarmisme de la NAPAC trahit son projet politique sa lutte acharnée contre le vilain néolibéralisme.

Il y a quelque temps, je rédigeais un essai sur une philosophe américaine méconnue, Ayn Rand (Saint-Pétersbourg 1905- New York 1982). Avant d'en entreprendre la rédaction, bon nombre de mes collègues tant au collégial ainsi qu'à l'université, m'invitèrent à abandonner le projet. On me faisait valoir que l'Américaine, qu'on aime qualifier de «prêtresse du capitalisme», n'avait pas l'étoffe d'une grande philosophe, peut-être celle grande littéraire, mais sûrement pas digne de figurer au panthéon de la philosophie. Bientôt, je réalisai que c'est essentiellement pour des motifs idéologiques qu'on avait exclu Ayn Rand des études en philosophie. Pour dire les choses carrément, les penseurs de «droite» n'ont pas la cote auprès des professeurs de philosophie.

D'ailleurs, même si ce n'est un secret de Polichinelle pour personne, une étude française récente montrait que les universitaires sont majoritairement progressistes, de «gauche» comme on dit familièrement sans trop de péchés par les nuances. (Contrepoints, 31 octobre 2015) À mon avis, cela vaut également pour les enseignants québécois autant au collégial qu'à l'université. Si mes collègues préfèrent enseigner Marx à Rand, c'est que le premier est plus «acceptable» sur un plan idéologique que l'autre. Marie-France Bazzo, interviewée à l'émission Tout le monde en parle, le 28 avril 2013, répondit «D'intelligence!» à la question de l'animateur, Guy A. Lepage, lui demandant: «De quoi la droite a-t-elle besoin? » Cette boutade de l'animatrice exprime un préjugé idéologique «progressiste» partagée par bon nombre d'intellectuels d'ici et qui sont majoritaires dans nos collèges et université. John Stuart Mill (1806-1873), le grand philosophe britannique du dix-neuvième siècle, lui-même progressiste, qui se mêla pour quelque temps de politique, décrivit ainsi ses adversaires du Parti Tory: «Le parti conservateur est, de par sa composition même, le parti le plus stupide.» (John Stuart Mill, Autobiographie, Paris, Aubier, 1993, p. 235)

Puisque le Royaume-Uni fut gouverné pendant les trois-quart du temps au vingtième siècle par les conservateurs, faut-il en conclure que les sujets de Sa Majesté sont des débiles?

L'honnie entre tous, la dame de fer, Margaret Thatcher, est aujourd'hui estampillée de «néo-libéralisme», la plus ignominieuse des insultes pour celle qui sortit littéralement le Royaume-Uni du gouffre dans lequel les Travaillistes plongeaient tête baissée. Madame Thatcher, serait une idiote de la pire espèce pour qui il ne vaut même pas la peine de se pencher afin de mieux la connaître. La « pensée» de la Dame de fer? Allons donc! Ainsi va l'idéologie progressiste qui sature l'air ambiant de la soi-disant liberté de pensée.

Éric Martin, trésorier de la NAPAC, professeur de philosophie au cégep Édouard-Montpetit, auteur avec Maxime Ouellet de Université Inc., (Des mythes sur la hausse des frais de scolarité et l'économie du savoir, Lux, 2011, avec des contributions de Guy Rocher, Lise Payette, Omar Aktouf, Victor-Lévy Beaulieu) pourfendeur du néolibéralisme, répondait à un texte de moi («Et le devoir critique des enseignants?», Le Devoir 2 mars 2015) dans lequel il ré-énonce la réalité des politiques néolibérales d'«austérité» du gouvernement Couillard. (Le Devoir du 5 mars 2015)

La position anti-néolibérale de la NAPAC n'est donc pas une vue de l'esprit et ne fait aucun doute dans l'esprit de personne, même de ses propres membres. C'est elle qui agite les esprits et commande ce groupe de réflexion («think tank») de défendre bec et ongles l'enseignement de la philosophie au collégial contre les manœuvres odieuses et vicieuses du néolibéralisme qui se retrouveraient dans le fameux Rapport Demeres. D'où l'alarmisme de la NAPAC. Sus à l'infâme!

Je souhaite donc dénoncer le parti-pris de la NAPAC; par ailleurs, je ne souhaite en aucune manière être assimilé à ses sectaires anti-néolibéralistes. Je rêve que la NAPAC discute et argumente philosophiquement sa position anti-néolibéralistes. En particulier, j'aimerais bien les entendre commenter et répondre à un texte de Ayn Rand (malheureusement non traduit en français), «Fairness Doctrine for Education» (Tiré du recueil de textes d'Ayn Rand, Philosophy: Who Needs It, 1982). (La doctrine de l'équité en éducation), datant de 1972, dont voici un extrait que j'ai traduit :

La question la plus cruciale et troublante qui plane au-dessus de l'avenir de ce pays est la suivante: que doivent enseigner nos universités avec nos deniers et sans notre consentement? Quelles idées seront diffusées et lesquelles seront exclues?

Le gouvernement n'a aucun droit d'être l'arbitre des idées; par suite, les collèges et universités n'ont aucun droit d'enseigner un point de vue à l'exclusion d'autres points de vue. Elles n'ont aucun droit de soutenir les croyances d'un certain groupe de citoyens, ignorant et muselant celles d'autres groupes. Elles n'ont aucun droit d'imposer l'inégalité entre les citoyens qui souhaitent également supporter leur point de vue.

Comme dans le cas des subventions à la science, il est franchement malhonnête de contraindre une personne de payer pour l'enseignement d'idées diamétralement opposées aux siennes; cela constitue une sérieuse violation à ses droits. Ce viol est monstrueux si son point de vue est banni de l'enseignement public, puisque cela signifie qu'il est contraint de payer pour la diffusion de ce qu'il tient comme faux et mauvais ainsi que la suppression de cela qu'il tient comme étant vrai et bon.

Au fond, le libertarisme de Rand pose un pluralisme absolu : tout enseignement, toute doctrine est bonne pour la personne qui y adhère; l'État n'a pas à statuer sur ce point. Il me semble que la réplique de fond à Rand consiste à faire appel au principe que John Rawls énonce dans Théorie de la justice: Au nom de la liberté, on doit limiter la liberté. La position «libérale» de Rawls ne soutient pas le pluralisme absolu, mais, disons, un pluralisme modéré. Autrement dit, ce ne sont pas toutes les doctrines qui soient bonnes à enseigner au collège et à l'université, parce qu'elles brimeraient la liberté. La «liberté» rawlsienne est la «positive» (Dans la terminologie de Isaiah Berlin dans «Deux concepts de liberté») consistant à donner les moyens (aux jeunes) d'être libres. La liberté positive engage donc à veiller à éviter tout endoctrinement, portant atteinte à la liberté. Toute la question est de savoir si telle ou telle doctrine engage à la liberté positive. Or, il semble que la doctrine libertarienne d'Ayn Rand ne permette pas l'acquisition de la liberté positive, tout comme la philosophie chrétienne de Thomas d'Aquin, ou même le créationnisme.

Je suis d'avis que la NAPAC souscrit à la liberté positive. Selon elle, le plus grave danger qui pèse sur l'enseignement de la philosophie, c'est le libertarisme du genre que professe Ayn Rand, parce que la «CULTURE ÉMANCIPATRICE», que représenteraient les doctrines philosophiques visant la liberté positive, serait mis à mal par un système d'éducation supérieure privatisée, à la remorque de marché.

J'attends des membres de la NAPAC qu'ils m'expliquent l'exclusion de certaines doctrines non émancipatrices. En particulier, pourquoi ne peut-on pas enseigner Ayn Rand, Thomas d'Aquin, ou le créationnisme?

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Mai 2017

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