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L'affaire Mike Ward: grande pauvreté

Ce qui manque le plus à Mike Ward, c'est l'amour.
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Ce qu'il est maintenant convenu d'appeler «l'affaire» Mike Ward fait couler beaucoup d'encre. Cela s'entend, puisque l'affaire interpelle notre conception de la vie bonne. Nous vivons dans une démocratie libérale, plus précisément dans un État de droit. Ce qui signifie que notre vivre-ensemble est balisé par des droits et libertés. Ceux-ci sont des principes bien abstraits qui, parfois, posent d'énormes problèmes de conscience en fonction de situations bien singulières. Le litige en cour de justice opposant Mike Ward à Jérémy Gabriel est de ce nombre.

Il s'agit de déterminer la portée du droit à la liberté d'expression. Un tribunal a donné gain de cause à Jérémy Gabriel. Dans son jugement, le juge Scott Hughes a conclu que la discrimination dont Jérémy Gabriel avait été victime était injustifiée, Mike Ward ayant «outrepassé les limites de ce qu'une personne raisonnable doit tolérer au nom de la liberté d'expression». Mike Ward fut condamné à verser 35 000 $ au plaignant.

Les pro-libertaires en matière de liberté d'expression, avec en tête Ward et Gilbert Rozon, font valoir que l'humoriste a toute la latitude en tant qu'humoriste afin de «briser des tabous» et ternir des propos aussi impopulaires, déplaisants ou contestataires soient-ils. De plus, les pro-libertaires avancent que les tribunaux n'ont pas à dicter aux humoristes ce qu'ils doivent dire sur scène.

Pour ma part, le droit à la dignité de la personne me paraît subordonner le droit à la liberté d'expression. Mais je ne souhaite pas plaider pour ce système de droits qui me paraît, comme je le disais, abstrait. Abstrait au sens où le droit énonce une généralité surplombant toute situation particulière. Ce qui est trompeur, et moralement détestable.

C'est pourtant ce point de vue abstrait qu'adopte la Déclaration universelle des droits de l'homme adoptée par les Nations unies en 1948. Le sujet détenteur des droits de «l'Homme» est un être abstrait, idéal, platonicien dira-t-on, planant dans les hautes atmosphères légales ; jamais un être concret, singulier, confronté au réel, à une situation particulière et le plus souvent complexe. Certes, Mike Ward et Jérémy Gabriel sont détenteurs de tels droits parce qu'ils sont «membres de la famille humaine», comme dit le préambule de la Déclaration. Celle-ci vient des Lumières, où les philosophes défendirent une philosophie «rationaliste», où la Raison prédomine. D'où le goût immodeste de l'abstraction que trahit la Déclaration.

Ce qui manque le plus à Mike Ward -comme à chacun de nous, d'ailleurs-, c'est l'amour.

Il ne faut jamais perdre de vue que le droit à la liberté d'expression (comme tout autre droit et liberté) ne constitue, du moins à l'origine, qu'une protection à ne pas être éventré lorsqu'on critique un pouvoir ou une autorité. Les droits et libertés ont ensuite supplanté les vertus, le bien, dans les constitutions. Ce qui nous conduit, entre autres, à la désolante affaire Mike Ward.

Je songe également à cette histoire rocambolesque du magazine Hustler contre Jerry Falwell, télé-évangéliste américain. En 1988, le magazine avait caricaturé le télé-évangéliste en train de baiser sa propre mère dans le cabinet de toilette... La Cour suprême des États-Unis avait alors donné gain de cause à Hustler.

Les droits concernent «l'Homme» en général, pas Mike Ward l'humoriste cinglant, ni Jérémy Gabriel, personne handicapée. Qualifier même Mike Ward d'humoriste cinglant, Jérémy Gabriel d'handicapé, c'est encore tomber dans le piège de l'abstraction, car ces «êtres» sont davantage que ce qu'on en dit. Ici, notons-le, c'est le «on» impersonnel qui parle, qui traduit une description plus ou moins offensante parce que réductrice. En somme, la personne singulière, au-delà de toutes ses descriptions réductrices, nous échappe et nous échappera toujours. C'est pourquoi la personne restera toujours un mystère, une sorte de source intarissable de révélations.

Si cela est vrai, alors un système de droits comme le nôtre reste bien en-deçà de la mesure réelle de la personne humaine. Il convient donc de chercher ailleurs que dans un système de droits ce qui permettrait d'approcher la valeur réelle de l'être humain, car je ne me berce pas d'illusions en pensant que l'on puisse arriver un jour à jauger exactement la «personne» humaine. Comme je l'ai dit précédemment, la personne est au-delà de toute description ; elle reste un mystère.

Le problème, c'est que très souvent nous la chosifions ou la réifions. Nous en faisons une chose, un objet, un machin, un truc, que nous manipulons à notre guise, selon nos intérêts. Mike Ward a un «problème» avec Jérémy Gabriel : cet handicapé lui casse les pieds! Il l'importune. Il l'emmerde. Pour régler son «problème», il frappe par le verbe sur l'handicapé. C'est une façon, disons, plutôt primaire de régler son problème. Car Jérémy Gabriel est devenu aux yeux de Mike Ward un «problème». Or, lorsqu'on devient un problème pour un autre, celui-ci nous transforme soudainement en une chose, un machin, un truc, etc., et non plus en une personne avec son aura de mystère, qu'on traite dès lors précisément comme une chose, un machin, etc. S'ensuit la descente aux enfers pour les deux protagonistes. Tu me blesses, alors je te blesse.

Il y a une phrase de Mère Teresa (dont on aimait bien par ailleurs se moquer de son vivant, tant on la jugeait laide et vieille) qui est celle-ci : «Le manque d'amour est la plus grande pauvreté». En effet, lorsqu'on transforme l'autre en machin pour son bon plaisir, c'est le signe d'un manque d'amour - de charité, comme disaient autrefois les chrétiens.

Une société de droit est «pharisienne» au sens où ce qui lui manque le plus c'est l'amour. Nous jugeons nos relations par le respect ou non aux droits. Les droits et libertés supplantèrent les vertus, le bien. Ce qui nous conduit, entre autres, à cette désolante affaire entre Ward et Gabriel. Ce qui manque le plus à Mike Ward - comme à chacun de nous, d'ailleurs -, c'est l'amour. Nous sommes très, très pauvres sur ce plan fondamental. Car, comme dit saint Paul (1 Corinthiens 13), si je n'ai pas l'amour (en grec, agapè), même si je suis par ailleurs millionnaire et suis un humoriste très populaire, je n'ai rien. Si jamais Jérémy Gabriel s'avisait de pardonner à son bourreau, la très grande pauvreté de Mike Ward éclaterait au grand jour.

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