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Égalité et liberté: le monisme du libéralisme

La religion pose un sacré problème aux libéraux. Tout simplement parce qu'il s'agit de concilier deux sacro-saintes valeurs libérales, la liberté et l'égalité, en apparence irréconciliables.
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La religion pose un sacré problème aux libéraux (au sens large, philosophique, celui du libéralisme). Tout simplement parce qu'il s'agit de concilier deux sacro-saintes valeurs libérales, la liberté et l'égalité, en apparence irréconciliables.

Ce n'est pas l'avis du philosophe libéral de la politique, l'américain John Rawls (1921-2002). Nos chartes et constitutions évoquent la «liberté religieuse». Un «droit à la religion» n'existe pas, puisque ce ne sont pas tous les citoyens qui, dans une démocratie, sont adeptes d'une religion, mais seulement ceux qui adhèrent à l'une ou l'autre des grandes religions connues (ou moins inconnues). D'après Rawls, en autant que les religions respectent l'autorité politique démocratique, les religions ont droit de cité, mais elles ne peuvent en aucune manière dicter la conduite de l'autorité politique, c'est-à-dire l'État.

Il n'y a pas que les religions qui soient admises, voire tolérées, dans une démocratie libérale. Il y a aussi une pléthore de conceptions de la vie bonne - dont le communisme, le socialisme, l'anarchisme, les partisans de la loi naturelle, les sceptiques, l'existentialisme, le libertarisme, etc. Toute sa vie, Rawls a consacré ses efforts pour encadrer ce qu'il a appelé le «pluralisme raisonnable» constitué par une grande diversité de conceptions de la vie bonne. Une société juste, selon lui, doit accepter ce «fait» fondamental qu'est le pluralisme.

Rawls présente donc le fait du pluralisme, du moins le pluralisme dit «raisonnable», comme un fait ayant une très grande importance. Georges Leroux va plus loin encore ; le pluralisme est une bonne chose : «Ma conviction est que ce pluralisme est... un enrichissement de la vie civique, dans la mesure où il stimule la délibération citoyenne sur tous les enjeux publics et la recherche du bien commun.»

Mais au-delà de ces bons vœux citoyens, la raison principale de l'admission du pluralisme, c'est qu'il s'agit fondamentalement de la reconnaissance de l'expression factuelle de la liberté de bon nombre de citoyens adeptes d'une religion ou de l'autre, ou d'une toute autre conception de la vie bonne (que Rawls a désigné par le terme de «compréhensive»). Le libéralisme ne saurait, du moins d'après Rawls ainsi que Leroux, brimer la liberté de ses citoyens pour le motif que la religion soit incompatible avec la vie d'une démocratie libérale foncièrement laïque. Rappelons, à ce propos, que le problème central du libéralisme consiste à concilier les deux valeurs sacro-saintes de liberté et d'égalité.

La liberté que l'État m'accorde d'adhérer à une religion donnée doit évidemment ne pas empiéter sur l'égalité de tous. Si ma religion devenait celle de l'État, ou était reconnue par l'État comme religion étatique, l'égalité de tous serait alors fragilisée. L'idée de Rawls est dès lors simple : limiter la liberté au nom de la liberté. Car un citoyen d'une démocratie ne peut, rationnellement, vouloir que sa liberté religieuse ou «compréhensive» entrave celle d'un autre qui n'a pas de religion et qui ne veut pas en avoir, ou qui dispose déjà de sa propre religion.

Donc, au nom de la liberté religieuse, l'État ne doit pas privilégier une religion. Cela vaut également pour toute autre conception compréhensive de la vie bonne. L'État doit être parfaitement neutre sur ce point fondamental. Et ce n'est, soutient Rawls, qu'une simple question de justice (sociale). (C'est d'ailleurs ce qui explique que Rawls ait baptisé sa philosophie politique de théorie de la «justice».)

Ce qui encadre donc les diverses conceptions du bien, c'est-à-dire de la vie bonne, c'est la justice, du moins pour Rawls.

Le professeur à l'université Harvard part du principe fondamental qu'il pose à l'effet que la justice a priorité sur le bien. Par conséquent, un bon citoyen de la société juste à la Rawls peut être en faveur d'une certaine conception de la vie bonne (voire n'être en faveur d'aucune) et cependant prioriser le juste. C'est par exemple la position du philosophe français Ruwen Ogien, spécialiste de l'éthique : «On peut être universaliste à propos du juste et relativiste au sujet du bien. C'est, du moins, le point de vue que j'ai tendance à défendre.»

Ainsi, un étudiant qui aurait parcouru avec succès l'éducation au pluraliste de Leroux pourrait être un bon citoyen mais être relativiste en matière de moralité personnelle. C'est d'ailleurs l'objection que l'on n'a pas manqué de soulever contre le programme d'Éthique et de culture religieuse dont Leroux fut l'un des principaux concepteurs : le pluralisme conduit ni plus ni moins au relativisme.

J'ai bien peur que, malgré les efforts nourris et répétés de Leroux, l'objection porte, monsieur et madame Tout-le-monde n'y voyant que du feu. Les distinctions savantes de Leroux entre le relativisme et pluralisme, évoquées dans les pages de Différence et liberté, n'y font malheureusement rien. Au mieux, le pluralisme apparaît comme une forme sophistiquée de relativisme - que seul un professeur de philosophie émérite est en mesure d'apprécier.

Au départ, le problème du pluraliste libéral est mal conçu. Le problème n'est pas la pluralité des conceptions du bien («compréhensives») incompatibles entre elles, qui est le problème perçu par le penseur libéral. Pour celui ou celle qui soutient une conception particulière du bien, il n'y a pas, évidemment, de véritable pluralité de conceptions, puisqu'il n'y en qu'une : la sienne. C'est ici que le penseur libéral déchire sa chemise et hurle son indignation. Pour ce défenseur à tout crin de la liberté et de l'égalité, cela lui est proprement inconcevable. Un penseur libéral, de la trempe de John Rawls ou de Georges Leroux, soutient que penser croire posséder la vérité constitue une très sérieuse méprise qui ne doit pas être celle d'un bon citoyen.

Au fond, donc, le débat porte sur l'existence d'une seule vérité ou de plusieurs vérités. Nous y reviendrons dans un autre article. Car le problème, pour le penseur libéral, consiste, pour le redire à nouveau, à concilier la liberté avec l'égalité. Les deux valeurs paraissent irréductibles. Plus vous privilégiez la liberté, plus l'égalité perd du terrain, et inversement : plus vous privilégiez l'égalité, plus vous limitez la liberté. Voilà le pluralisme qui est au cœur de la pensée libérale.

Or, le penseur libéral va mettre toute sa raison à concilier ce qui paraît irréconciliable. Voilà pourquoi je soutiens que le penseur libéral est un penseur rationaliste. Il souhaite, grâce à l'exercice de la raison, montrer que liberté et égalité peuvent cohabiter. Je soutiens donc, en somme, que le penseur libéral n'est pas véritablement un partisan du pluralisme, mais un adepte du monisme. Celui de la raison. Le penseur libéral est un monisme rationaliste qui s'ignore.

Voir Libéralisme politique, 1993

Georges Leroux, Différence et liberté, Enjeux actuels de l'éducation au pluralisme, Montréal, Boréal, 2016, p. 44.

John Rawls, Théorie de la justice, Paris, Seuil, 1997 : «Nous pouvons exprimer cela en disant que, dans la théorie de la justice comme équité, le concept du juste est antérieur à celui du bien» (p. 57).

Ruwen Ogien, Mon dîner chez les cannibales et autres chroniques sur le monde d'aujourd'hui, Paris, Grasset, 2016, p. 40.

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