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Quand j'objective l'autre, quand je le réduis à l'état de problème, il devient un simple objet, voire une pourriture, un être abject, que je souhaite à tout prix éliminer. Il cesse d'être une, et devient un vulgaire objet que je puis traiter à ma convenance.
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À la mémoire d'un témoin du Christ, le Père Jacques Hamel

L'actualité sinistre et lugubre provenant principalement de France nous arrache encore une fois aux langueurs estivales. Cette fois-ci, des forcenés s'en sont pris à un prêtre catholique en l'égorgeant froidement pendant sa célébration matinale dans un petit village de Normandie. L'homme de 86 ans est mort en martyr. N'oublions pas que le mot martyr vient du grec ancien et signifie «témoin». Le Père Hamel fut, toute sa vie, un témoin du Christ ressuscité. Il n'y a pas de plus grand geste d'amour que de donner sa vie pour ses frères et ses sœurs, nous rappelle Jean l'évangéliste (15 13).

La vaste majorité des Occidentaux, toutefois, ne comprennent pas le sens de ces événements inhumains. Ils savent seulement que l'Islam radical veut nous éradiquer de la terre. Alors, la machine de guerre occidentale se met en branle lentement et sûrement. L'ennemi est identifié, certes, mais évanescent. Voilà le problème.

Les Occidentaux carburent aux problèmes et à ses solutions. Un ennemi nouveau genre attaque de la manière la plus spectaculaire qui soit. L'homme occidental rationaliste cherche le moyen de le vaincre et n'a pas encore trouvé le moyen approprié. On songe ici au cyclope Polyphème de l'Odyssée d'Homère: Ulysse réussira à le vaincre par la ruse en lui enfonçant dans son seul œil un pieu rougi au feu. Hurlant de douleur, les frères du cyclope demandent alors à Polyphème qui est l'auteur de cet attentat funeste, et Polyphème (celui qui parle trop) de répondre : «Personne, m'a crevé l'œil!», car le rusé Ulysse, l'homme aux milles tours, s'était nommé «Personne» en réponse au cyclope qui lui avait demandé son nom.

Pour nous aujourd'hui, c'est précisément «Personne» qui nous attaque. Nous n'en savons, en fait, que très peu sur ces pauvres gladiateurs contemporains. Ce sont, certes, des terroristes djihadistes qui se réclament de l'État islamique (ÉI). Le message est entendu. Mais ces innommables agresseurs demeurent, quoi qu'on en dise, des personnes, le plus souvent blessées et désespérées.

Un de mes supérieurs, un jour, me dit : «mon problème, c'est toi!». Du tac au tac, je lui répliquai: «vous demeurez pour moi un mystère!» Lorsqu'on réduit l'autre à un «problème», on amorce une descente en enfer. Pour nous, les misérables djihadistes de l'ÉI font désormais partie de nos «problèmes». On en a ras-le-bol d'eux! Comment maîtriser ces fous furieux? Après tout, ils viennent gâcher notre paisible tranquillité dans nos belles démocraties occidentales. On se prend à raviver la flamme des bûchers de l'Inquisition où nous aimerions bien les y précipiter. Ces hérétiques de la religion démocratique nous énervent au plus haut point!

«Quand j'objective l'autre, quand je le réduis à l'état de problème, il devient un simple objet, voire une pourriture, un être abject, que je souhaite à tout prix éliminer. Il cesse d'être une personne, et devient un vulgaire objet que je puis traiter à ma convenance.»

Or, l'autre, le différent, nous interpelle. Certes, il est répugnant. Il fait franchement vomir. Tout comme, d'ailleurs, à l'époque de l'Évangile, furent les Samaritains. Pourtant, eux aussi sont des enfants de Dieu. Il suffit de les élever au rang de personne. Cessons de les considérer comme des sous-humains.

Cessons de les objectiver comme étant des cas «problèmes». Considérons-les plutôt comme des mystères. Nous-mêmes sommes des mystères. Et devant le mystère, nous devenons humbles et pauvres. Dieu est lui-même le mystère des mystères. Devant l'autre, c'est Dieu lui-même que je vois. Bon nombre d'athées désirent voir Dieu, mais Dieu n'est visible que dans l'autre - que je déteste souvent par ailleurs. Ils se jugent eux-mêmes, car «les aveugles voient et ceux qui voient deviennent aveugles.» (Jean 9 39)

Quand j'objective l'autre, quand je le réduis à l'état de problème, il devient un simple objet, voire une pourriture, un être abject, que je souhaite à tout prix éliminer. Il cesse d'être une personne, et devient un vulgaire objet que je puis traiter à ma convenance. Évidemment, l'autre me considère comme un vulgaire objet, un «occidental», un «infidèle», etc. Il m'objective lui aussi. Le Père Hamel fut traité comme un infidèle. Il faut cesser ce jeu mutuel et mortel qui ne conduit qu'à la détestation et la destruction. C'est la sagesse pratique qui parle.

L'obstacle principal, des deux côtés, c'est le on impersonnel. Le on, c'est, en gros, l'opinion générale. Des deux côtés : les Occidentaux sont...; les Arabes ou les musulmans sont... Dans les deux cas, le on pose l'autre comme une entité abstraite. L'autre devient une hypostase. Bref, une idée devient une réalité.

Mais, demandera-t-on, qu'est-ce donc qu'une personne ? On parle dans nos sociétés démocratiques de «droits de la personne». Encore ici, c'est le on qui parle, en l'occurrence la société civile et politique. La personne reste une inconnue, un x, une simple variable. La personne est dépersonnalisée. Il est pourtant crucial qu'au moins une définition soit donnée de cette si importante réalité humaine qui, dans la société démocratique, est dite détentrice de droits tenus par ailleurs comme étant «inaliénables». On dit que les droits sont «inaliénables» au sens où, justement, sans eux la personne devient «aliéner», c'est-à-dire autre qu'elle ne l'est, qu'elle n'est plus à proprement parler une personne. De manière lancinante, la question revient: qu'est-ce donc qu'une personne?

Il faut chercher une définition non objectivante, non abstraite, c'est-à-dire non-réductrice de la personne. Je la trouve pour ma part dans la pensée du philosophe français Gabriel Marcel (1889-1973). Dans Essai de philosophie concrète (publié en 1940), Marcel définit ainsi la notion de personne: le propre de la personne, nous dit-il, c'est d'affronter. Une personne se trouve constamment confrontée à une situation particulière, souvent complexe. Le mode du on, au contraire, est celui de la fuite, de l'éclipse, de la personne. La personne est tout entière dans l'affrontement, dans la prise en charge de la situation. Une personne est donc de part en part responsabilité. La responsabilité ainsi que le courage constituent l'insigne moral d'une personne.

Il faut se méfier d'hypostasier la personne en en faisant une sorte d'entité abstraite distincte de ce qu'elle fait ou entreprend. On se prend alors à entretenir l'idée que la personne est une sorte d'entité vague et nébuleuse. La personne n'est pas la conscience flottante ou l'esprit distinct de l'action dans laquelle la personne est engagée - «immergée», écrit Marcel. En somme, il ne saurait y avoir, d'une part, des actes mentaux précédant, d'autre part, des actions. La philosophie de la personne de Gabriel Marcel n'est donc pas dualiste, mais moniste.

C'est ainsi que la personne, définie comme affrontement de situations, ne possède pas des droits abstraits la constituant comme personne. Car une personne, au sens défini, n'est pas un objet qui posséderait des qualités (des droits), comme un arbre qui a ses feuilles et ses fruits. Une personne est un engagement manifestant des dispositions vers le bien, c'est-à-dire des vertus. L'éthique de la personne, c'est une éthique des vertus remontant à Aristote.

Pour devenir une bonne personne, il me faut développer des vertus. L'une d'elles, la plus importante chez Aristote, est la sagacité (phronèsis). J'en ai parlé succinctement dans mon billet précédent. La sagacité, c'est la capacité d'agir correctement en sachant évaluer le juste milieu entre deux attitudes extrêmes (vices). Une personne sagace en est une qui sait discerner le juste milieu entre l'ignorance et la science pure et abstraite. C'est la sagesse pratique.

Quoi qu'il en soit, l'autre est une personne comme moi, avec ces vices et ces vertus. L'autre (ainsi que moi-même) ne doit jamais devenir un «objet problématique». Il est et demeure mystère. Aristote écrit: «un ami est un autre soi-même.» Sage parole.

Le bon Père Jacques Hamel est malheureusement devenu un «problème» pour les djihadistes. Les djihadistes, avant de l'égorger, immergés dans le On déshumanisant de l'État islamique, firent abstraction de la personne de 86 ans engagée depuis plus de 50 ans à la suite du Christ ressuscité. Ils ont tué une entité abstraite, certes, mais pas la personne qu'est Jacques Hamel, laquelle reste et demeure un enfant de Dieu. Comme dit en effet le prophète Jérémie: «Avant même de te former dans le sein de ta mère, je te connaissais; avant même que tu viennes au jour, je t'ai consacré; je fais de toi un prophète pour les peuples.»

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