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Une Charte des valeurs québécoises redondante, ambigüe et inefficiente

Le gouvernement péquiste a confirmé les grandes orientations de sa «Charte des valeurs québécoises». S'il reste à voir quelle en sera la traduction juridique formelle, ce projet ne permettra guère d'atteindre les objectifs que le gouvernement fait miroiter à la population, notamment celui de rendre plus clair le cadre légal applicable aux revendications religieuses.
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Ce texte est consigné par Sébastien Grammond, doyen de la section de droit civil de la Faculté de droit de l'Université d'Ottawa, Pascale Fournier, professeure de droit à l'Université d'Ottawa, Pierre Bosset, professeur de droit à l'UQAM, et Jean-François Gaudreault-DesBiens, professeur et vice-doyen à la Faculté de droit de l'Université de Montréal.

Le gouvernement péquiste a confirmé les grandes orientations de son projet de «Charte des valeurs québécoises». S'il reste à voir quelle en sera la traduction juridique formelle, il est d'ores et déjà possible de constater qu'abstraction faite des nombreux écueils constitutionnels sur lesquels ce projet risque de buter (particulièrement les restrictions faites au port de signes religieux ostentatoires), celui-ci ne permettra guère d'atteindre les objectifs que le gouvernement fait miroiter à la population, notamment celui de rendre plus clair le cadre légal applicable aux revendications religieuses. En fait, une fois légiféré selon les orientations annoncées, ce projet se caractérisera autant par sa redondance que par les ambiguïtés qu'il créera ou maintiendra. En plus des graves violations des droits fondamentaux dont il est porteur, il sera dans une large mesure inefficient, ce qui ne manque pas de révéler son objectif essentiellement électoraliste. Nous nous en tiendrons, afin d'étayer ces idées, à la proposition gouvernementale de modification de la Charte des droits et libertés de la personne du Québec («la Charte québécoise») afin de consacrer explicitement la neutralité et la laïcité de l'État et de ses institutions et de définir les notions d'accommodement et de contrainte excessive.

Observons d'emblée que les notions de neutralité, de laïcité et de séparation des religions et de l'État ont été depuis longtemps été balisées par la jurisprudence et que le simple fait de les consacrer formellement dans la Charte québécoise, sans les définir davantage, n'ajouterait rien à ce qui existe déjà, d'autant que le projet de Charte des valeurs laisse entendre que ces principes n'auraient qu'une fonction interprétative des autres droits de la Charte. En outre, la définition que formule le gouvernement de la notion d'accommodement reprend celle, préexistante, retenue par les tribunaux, et l'acception qu'il donne à la notion de contrainte excessive ne s'éloigne guère de celle en vigueur. Dans ce dernier cas, le projet gouvernemental mentionne en effet que la présence d'une telle contrainte doit être évaluée entre autres à l'aune du respect des droits d'autrui, de la santé et de la sécurité des personnes, du bon fonctionnement des institutions et des coûts qui se rattachent à l'accommodement demandé. Tout cela se trouve déjà dans la jurisprudence. Quant au principe voulant qu'«un accommodement raisonnable ne pourrait être consenti que s'il respecte le principe de l'égalité entre les hommes et les femmes», en supposant qu'il faille l'interpréter comme visant à établir une hiérarchie formelle entre les droits, une telle hiérarchie irait à l'encontre des droits québécois, canadien et international et sa mise en application ne serait certes pas aussi prévisible qu'on semble le croire en certains cercles en raison même de l'indétermination relative de ce principe. Mais, chose certaine, elle augmenterait les risques d'exclusion de certaines femmes.

Par exemple, dans la décision R. c. N.S. (2012), la Cour suprême statuait qu'une musulmane désirant porter son niqab afin de témoigner devant son oncle et son cousin, tous deux accusés d'agression sexuelle à son endroit, pouvait le porter dans certaines circonstances. Avec la Charte proposée, que deviendrait une femme musulmane qui, après avoir sauvagement subi un viol collectif, aurait le courage de porter plainte et demanderait à un tribunal québécois de lui permettre de rendre son témoignage avec son niqab? La réplique vient aisément: on lui répondra que son niqab viole intrinsèquement l'égalité des sexes et qu'au nom du slogan «Nos valeurs, on y croit», on ne tolère aucun accommodement. Ce faisant, nous faisons fi du fait que, depuis la décision N.S., les juges doivent «prendre en considération l'ensemble des préjudices que causerait à la société l'obligation faite à la personne d'enlever le niqab pour témoigner. Selon N.S. et les intervenants qui l'appuient, si les femmes qui portent le niqab sont obligées de l'enlever pendant leur témoignage au mépris de leur croyance religieuse sincère, elles hésiteront à signaler une infraction et à intenter une poursuite, ou à participer autrement au système de justice. Elles resteront sans recours pour les torts qui leur ont été causés. Elles n'obtiendront effectivement pas justice. Les auteurs des crimes commis à leur égard resteront impunis, à l'abri des conséquences juridiques» (par. 37).

Souhaitons-nous vraiment de telles conséquences? La Charte des valeurs québécoises encourage-t-elle véritablement l'égalité des sexes? Les principes abstraits sont-ils plus importants que les personnes concrètes? En outre, et c'est presque ironique, le projet gouvernemental accroît la discrétion des décideurs s'agissant de déterminer si un accommodement devrait être ou non accordé. En effet, alors que le droit actuel exige une atteinte au droit à l'égalité hommes-femmes pour qu'un tel accommodement soit refusé, le projet du gouvernement se satisferait d'une atteinte au principe de l'égalité hommes-femmes, ce qui est beaucoup plus vague. Loin de mieux baliser le processus décisionnel comme le réclament certains, on y ajouterait en fait du flou...

Avec cette proposition de Charte des valeurs, tout se passe comme si le gouvernement tenait pour acquis que les principes de «neutralité», de «laïcité», de «séparation des religions et de l'État» ou d'«égalité homme-femmes» n'avaient ou ne pouvaient avoir en droit qu'une signification univoque et évidente fondée sur les présomptions suivantes: (1) les individus travaillant pour l'État et les institutions qui y sont rattachées se confondent à tous égards avec leur employeur; (2) les manifestations d'extériorisation des croyances par les employés de l'État sont radicalement incompatibles avec la neutralité de celui-ci, car elles laissent planer des doutes sur l'impartialité de ces employés; (3) de telles manifestations constituent nécessairement des actes de prosélytisme, et, (4) ces manifestations, lorsqu'elles sont le fait de femmes, sont présumées procéder d'une intériorisation ou d'une acceptation par elles de leur statut d'infériorité par rapport aux hommes.

Il est pourtant inexact de penser que les principes de neutralité, de laïcité, de séparation des religions et de l'État, d'une part, ou d'égalité entre les hommes et les femmes, d'autre part, ont une signification à la fois unique et évidente.

Ainsi, l'inclusion dans la Charte québécoise des principes de neutralité, de laïcité et de séparation ne fournirait vraisemblablement pas «la» règle de conflit permettant de résoudre les demandes d'accommodement les plus épineuses. Premièrement, les valeurs véhiculées par ces principes sont éminemment polysémiques. Par exemple, pour les uns, une laïcité «ouverte» est véritablement laïque, alors que pour d'autres elle est insidieusement pro-religieuse; de même, certains voient dans une laïcité «forte» (à la française) un moyen d'affirmer la neutralité de l'État alors que d'autres l'envisagent plutôt comme un moyen de promouvoir, sous couvert de neutralité, une «catho-laïcité» discriminatoire... Dans le même ordre d'idées, certains pourraient faire découler d'un principe de laïcité des institutions publiques l'interdiction que les fonctionnaires de l'État portent des signes religieux, alors que d'autres pourraient au contraire établir une distinction entre les institutions publiques en elles-mêmes et les individus travaillant pour elles, lesquels demeurent détenteurs de droits fondamentaux en matière d'extériorisation de leurs croyances - questions qui se trouvent au cœur du débat actuel sur la Charte des valeurs québécoises. Bref, les conséquences normatives pouvant être tirées d'un principe de laïcité sont tout sauf évidentes.

Deuxièmement, une fois intégrés dans la Charte québécoise sans autre précision, les principes de neutralité, de laïcité et de séparation seraient vraisemblablement interprétés en fonction du cadre constitutionnel en vigueur au Canada et au Québec, de sorte que, selon toutes probabilités, leur inclusion n'ajouterait pas grand-chose à ce qui existe déjà, en l'occurrence l'obligation imposée à l'État de demeurer neutre à l'égard du religieux, de traiter également les croyances et de respecter la liberté de religion des individus. Enfin, si l'on se fie au projet déposé par le gouvernement, la consécration législative formelle de ces principes sera faite par l'affirmation de principes. Or, un principe est une norme exprimée en des termes généraux qui ne prédéterminent aucun résultat envisageable en fonction de la dichotomie légal/illégal. La signification d'un principe ne peut être précisée qu'au regard des circonstances particulières de chaque cas et le poids d'un principe par rapport à un autre (par exemple un éventuel principe de laïcité versus le principe de la liberté de religion) variera également selon ces circonstances. En bout de ligne, il appartiendra aux tribunaux de mesurer, au cas par cas, l'impact exact des nouveaux principes codifiés dans la Charte québécoise - tâche qu'ils assument déjà... Aussi, loin de régler en amont tous les litiges, l'inclusion dans la Charte québécoise des principes de neutralité, de laïcité et de séparation ne contribuerait guère à éliminer les ambiguïtés que l'on reproche au cadre juridique actuel ou les exercices casuistiques auxquels se livrent les tribunaux.

S'agissant par ailleurs du principe d'égalité entre les hommes et les femmes, les modifications proposées à la Charte québécoise sont elles aussi redondantes, ce principe y étant déjà codifié deux fois plutôt qu'une. Et que dire de son ambiguïté s'agissant de régler des questions difficiles comme celles liées à l'interprétation du sens des signes religieux ostentatoires?

Il ne s'agit pas ici de dire que l'inclusion dans la Charte québécoise des principes de neutralité, de laïcité, de séparation des religions et de l'État et d'égalité entre les hommes et les femmes est impensable, mais simplement de souligner que la contribution de ces principes à titre de « règles de conflit » dans les cas difficiles risque d'être plutôt faible. Dans ce sens, les modifications qu'apporterait la Charte des valeurs québécoises à la Charte québécoise tiennent plus de la poudre aux yeux qu'à autre chose.

C'est du reste là un problème qui menace toute « valeur » faisant l'objet d'une consécration législative. En supposant, par exemple, et pour les seules fins de la discussion, qu'un consensus existe quant à l'identité des «valeurs fondamentales» du Québec, ne risque-t-il pas de s'évaporer dès lors qu'il s'agit de préciser le sens et les conséquences normatives de ces valeurs? Ainsi, pour des féministes, un signe comme le hijab menace l'égalité entre les sexes alors que pour d'autres féministes, cette menace est loin d'être si claire. «Le diable est dans les détails», si l'on peut dire. En outre, on peut se demander s'il est non seulement possible, mais aussi approprié, dans une société pluraliste comme le Québec, de fixer par la voie législative des valeurs fondamentales au-delà de l'énonciation générique des droits et libertés fondamentaux comme ceux que garantit déjà la Charte québécoise (dont on a peut-être trop vite oublié qu'elle fut présentée au moment de son adoption comme étant «le symbole des valeurs de la société québécoise»). Ces valeurs sont-elles toutes également immuables? Les nouveaux Québécois, de même que ceux du futur, ne peuvent-ils pas eux aussi contribuer à l'élaboration et l'interrogation constantes des valeurs de leur société? La fixation législative de valeurs substantielles, le cas échéant, n'envoie-t-elle pas le message que « l'épicerie est fermée » à cet égard? Si, d'aventure, les décideurs de terrain, dans les hôpitaux, dans les écoles ou ailleurs souhaitent qu'on leur fournisse des paramètres plus précis pour les guider dans la gestion des accommodements, religieux ou autres, ce n'est pas tant de principes abstraits et flous consacrés dans une charte dont ils ont besoin que de lignes directrices élaborées dans le respect des droits fondamentaux de tous à la lumière de l'expérience particulière de ces décideurs et des enjeux spécifiques qui se posent dans les secteurs où ils évoluent. Sur ce plan encore, les outils normatifs que privilégie le gouvernement dans son projet de charte ne sont pas les plus efficients afin d'atteindre l'objectif de rendre plus claires les règles à partir desquelles doivent être saisies les revendications religieuses.

En bout de ligne, ce débat incite à revisiter l'idée, entendue et entretenue depuis quelques années, selon laquelle il conviendrait de codifier les éléments fondateurs de l'identité québécoise. Or, est-il vraiment possible de codifier une identité dans une société libérale? Une identité n'est-elle pas toujours en évolution, tout comme la société qui la porte? La codifier n'équivaudrait-il pas à la momifier, du moins sur le plan symbolique? En outre, la formaliser juridiquement ne mènerait-il pas à faire l'impasse sur sa complexité interne? Enfin, cela ne créerait-il pas un faux sentiment de sécurité eu égard à sa pérennisation? Les Québécoises et les Québécois devraient réfléchir à ces questions avant de succomber au chant des sirènes de ce genre de fétichisme juridique.

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