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Nigeria: l'émergence dans l'insécurité est-elle possible?

En 2050, la population du pays devrait atteindre, selon les projections actuelles, le troisième rang de la planète.
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L'assassinat d'un ressortissant français début juin dans l'état d'Ebonyi, au Nigeria, vient tragiquement rappeler que le géant africain reste «un colosse aux pieds d'argile». Il symbolise à lui seul les risques qui pèsent sur les perspectives de développement de l'Afrique.

Les études internationales se multiplient pour vanter le décollage du continent africain, voire pour faire de ce dernier le futur moteur de l'économie mondiale. Pour le Centre d'études prospectives et d'informations internationales (CEPII), la simple projection des grandes tendances actuelles fait apparaître que le centre de gravité de l'économie mondiale est appelé à basculer, certes vers les pays émergents (Chine et Inde en particulier), mais aussi l'Afrique subsaharienne, «dont la croissance va bientôt prendre la première place».

Le Nigeria, pays le plus peuplé du continent, est devenu sa première puissance économique en 2013 en dépassant l'un des BRICS, l'Afrique du Sud. Son PIB, de plus de 600 milliards de dollars (canadiens), a connu une hausse de 12% entre 2012 et 2013. Appuyée pour l'essentiel sur la rente pétrolière, cette croissance symboliserait à elle seule le potentiel considérable du continent. Fort de ses ressources minières, gazières et pétrolières, mais également de sa population, qui doublera d'ici à 2050 pour atteindre les 2 milliards d'habitants: «Sa classe moyenne, actuellement composée de 300 millions d'individus, va elle aussi exploser», explique Philippe Hugon, directeur de recherche à l'IRIS.

Des freins durables au développement

Mais Philippe Hugon précise aussi que le principal obstacle au développement de l'Afrique subsaharienne, qui vaut aussi pour le Nigeria, tient aux très fortes inégalités dans la redistribution des richesses: «Elles ne profitent qu'à une très petite frange de la population, tout en haut de l'échelle du pouvoir. C'est autant de ressources qui ne sont pas réaffectées à des investissements productifs, à des infrastructures routières, ferroviaires, à l'éducation ou à la santé».

Et «l'autre frein, c'est évidemment les problèmes d'insécurité, de corruption et d'instabilité politique que connaissent certaines régions. Autant d'éléments qui refroidissent les investisseurs». Et qui n'est pas sans lien avec la fragilité des États africains, dont la construction et les frontières sont héritées de l'époque coloniale. Ainsi le Nigeria est-il né de la réunion, en 1914, d'une colonie (Lagos) et de deux protectorats coloniaux conquis par les Britanniques: l'un, au sud, où se trouvaient plusieurs entités politiques et qui a été intensément christianisé; l'autre, au nord, islamisé depuis le XIe siècle, siège du puissant sultanat de Sokoto. «Le Nigeria s'est trouvé d'emblée avec une forme de cicatrice apparente, une soudure qui, parfois, semble lâcher», observe le journaliste Jean-Philippe Rémy.

La lancinante question sécuritaire

Si bon nombre de pays et régions d'Afrique souffrent de l'absence de sécurité, le Nigeria est loin de faire exception. Selon les services diplomatiques français, il existe dans l'ensemble du pays un risque élevé de grande criminalité et un risque terroriste dans les zones occupées par Boko Haram». Si le danger représenté par la secte islamiste est bien connu en raison de sa récente médiatisation, le sud du pays est également travaillé par de fortes tensions ethniques et politiques. Il y a encore quelques années, le Mouvement d'émancipation du delta du Niger (MEND) y multipliait les attaques d'installations pétrolières et les prises d'otages.

Aujourd'hui encore, le vol de brut par siphonage des oléoducs, ainsi que le raffinage artisanal et clandestin, entretiennent une puissante économie parallèle. Classés parmi les plus dangereux au monde, les gangs nigérians («cults») prolifèrent en organisant également un important trafic de drogue en provenance d'Amérique latine. Lagos, l'une des villes africaines les plus riches, est l'un des portes d'entrée de ce trafic vers l'Europe.

Cette question est loin d'être anodine pour les entreprises. L'insécurité chronique a deux effets négatifs pour le développement des affaires: la difficulté à les développer, notamment par refus des cadres de subir un tel climat, pour eux et leur famille s'ils sont expatriés; le coût supplémentaire, et non productif, qu'impose la sécurisation des personnels et des activités.

Même si le Nigeria, pays anglophone, ne constitue pas pour les entreprises françaises un «terrain de jeu» privilégié, et si bien d'autres facteurs interviennent, Philippe Hugon ne peut que constater que «la France a perdu la moitié de ses parts de marché en 15 ans» en Afrique. Face à la situation sécuritaire et à la vive concurrence des émergents, Brésil et Chine en particulier, force est de reconnaître que les Anglo-saxons restent mieux armés que les Français.

La complexité de la situation réelle, sur le terrain, permet à Pierre Abomo de remettre en cause les discours convenus sur la croissance économique actuelle de l'Afrique: «Tout se passe comme si l'amélioration des indicateurs économiques se suffisait à elle-même en dépit d'un manque de conscience géopolitique, de l'absence de sécurité, de démocratie véritable et de vision sociétale inclusive et transcendante».

Le défi démographique

Dans ce contexte, la très forte croissance démographique que connaît l'Afrique depuis un siècle n'est pas seulement un atout. Dans certains États nigérians, notamment ceux du Nord où sévit Boko Haram, la croissance économique y est si faible, comparée à l'extrême vitalité démographique, qu'ils «s'appauvrissent chaque année», observe Jean-Philippe Rémy. Or, «rien ne semble pouvoir arrêter le Nigeria, à part lui-même: en 2050, la population du pays devrait atteindre, selon les projections actuelles, le troisième rang de la planète».

Il passerait ainsi de 180 millions d'habitants à 440 millions en 2050 et serait, notamment, confronté au formidable défi de l'urbanisation, alors même que près des deux tiers des citadins nigérians vivent aujourd'hui dans des bidonvilles, caractérisés par le manque d'installations sanitaires, d'eau potable et d'électricité, ainsi que par l'insalubrité des logements, le surpeuplement, et, là encore, une très forte insécurité. Certes, les trois-quarts de la population citadine étaient dans cette situation il y a encore quelques années, mais la marche est encore haute.

Le principale question est celle de l'intégration, économique mais également politique, des jeunes générations. C'est ce que souligne Sylvie Bunel dans son dernier ouvrage: L'Afrique est-elle si bien partie? (Sciences Humaines Editions, octobre 2014). Elle estime que derrière les conflits qui s'aggravent autour d'un arc de crises «correspondant à la ligne de contact entre le monde chrétien de cultivateurs sédentaires et un monde musulman d'éleveurs nomades en rébellion», particulièrement sensible au Nigeria, «en réalité se dessine une guerre qui ne dit pas son nom: celle qui mobilise de jeunes combattants aguerris et fanatisés contre les nouvelles bourgeoisies émergentes, coupables de goûter aux plaisirs de la société de consommation occidentale».

Soit le creusement de nouvelles et profondes déchirures au sein des sociétés africaines confrontées comme les autres au choc de la modernité. «La solution appartient aux Africains. Selon les choix que ses propres dirigeants effectueront, elle basculera dans un chaos généralisé, ou elle saura au contraire montrer au reste du monde ce que signifie vraiment le terme développement durable: une société solidaire, entre jeunes et vieux, cadets et aînés, ruraux et urbains, où le lien compte plus que le bien, et qui sait unir les traditions passées à la modernité la plus inventive et la plus audacieuse qui soit, dans un continent doté d'une nature plus généreuse que nul autre endroit au monde».

Pour aller plus loin:

Le Nigeria serait-il mal parti? Un géant africain, «colosse aux pieds d'argile», note d'analyse géopolitique CLES de Grenoble Ecole de Management, n° 164, 25 juin 2015.

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