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Un autre monde est possible: il a déjà existé! Entrevue avec Marc-André Cyr

Toute communauté a besoin de règles et de lois. Elle a besoin d'autorité, mais il est loin d'être certain que toute société ait besoin de l'État.
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Dans le but d'enrichir ma réflexion et de diffuser un discours politique divergent du discours dominant aseptisé et allergique aux remises en question structurelles, je vous propose dans ce billet la première partie d'une entrevue relative aux recherches de Marc-André Cyr, chargé de cours à l'UQAM en science politique, chercheur aux études doctorales et chroniqueur sur le site Ricochet. Marc-André s'intéresse aux sociétés autochtones, à l'anarchisme et aux concepts de liberté et d'État.

1- Pourquoi une société sans État peut être considérée comme une société contre l'État ?

À première vue, on dirait qu'il ne s'agit que d'une question de nuances sémantiques, mais c'est une nuance fondamentale lorsqu'il s'agit d'analyser les sociétés traditionnelles autochtones. Dire qu'une société est «sans» État revient à affirmer qu'il manquait quelque chose à ces peuples, et nier par le fait même que l'État est une construction historiquement située. Si l'on refuse de centrer notre analyse à partir d'un point de vue téléologique, il devient un peu absurde d'affirmer qu'il «manque» quelque chose à une société simplement parce qu'elle fonctionne autrement que la nôtre.

L'expression «société contre l'État», au contraire, souligne que nombre des sociétés autochtones ― pas toutes, car il faut prendre garde de ne pas les réifier : certaines d'entre elles étaient des sociétés à l'État, voire des empires ― certaines de ces sociétés, donc, avaient mis en place des mécanismes concrets afin de contrer la hiérarchie, l'inégalité et la séparation entre les gouvernants et les gouvernés. Elles connaissaient, comme toute société, le pouvoir, seulement elles ont fait le choix de le rendre impuissant, ou à tout le moins diffus. Elles contraient l'État par différents mécanismes ingénieux. Les conseils de femmes, les conseils d'anciens, le shaman, les assemblées ; mais également la culture, les mythes, la conception du cosmos : tout contribuait à rendre l'apparition de l'État impossible.

L'institution de la chefferie reste sans doute l'exemple le plus probant. Le «chef» ― un mot bien mal choisi ― autochtone n'a pas de pouvoir sur les autres. Au contraire : ce sont les autres qui ont du pouvoir sur lui. Il doit être généreux, altruiste, à l'écoute des désirs, au service des malades, etc. Il ne peut pas commander.

Les Autochtones des sociétés contre l'État prennent les commandements pour des insultes. Ils apprennent cela dès les premières années de leur vie. Seule la parole ― et encore plus les cadeaux ― peut les convaincre d'agir. Si nous n'avions crainte de tomber dans l'anachronisme, on pourrait dire que leurs sociétés étaient des sociétés anarchistes. Avec plus de précision, disons simplement qu'elles pourraient inspirer la pensée anarchiste. Car il ne faut pas oublier que ces sociétés, différentes entre elles, sont tout de même assez éloignées des nôtres, surtout en ce qui a trait au rapport à la spiritualité.

2- Qu'est-ce que l'étude des sociétés autochtones nous apprend sur la conception d'«État» des sociétés occidentales ?

Elles nous apprennent que l'État n'est pas une institution indépassable et transhistorique. Elles nous apprennent, quoique non sans nuances, qu'il est possible de faire une société sans hiérarchie, en toute égalité, et que l'État n'est pas la seule forme d'autorité possible.

Elles nous apprennent également que la conception de l'individu que nous avons adoptée en est une essentiellement bourgeoise, qui ne colle pas du tout à l'histoire longue de l'humanité. En ce sens, l'étude des sociétés autochtones vient confirmer ― du moins en partie ― les thèses politiques anarchistes et communistes. Certains des mécanismes visant à préserver les rapports égalitaires dans les mouvements de gauche ressemblent d'ailleurs à ceux qu'avaient adoptés les Autochtones. Ce n'est donc pas pour rien que nombre de penseurs révolutionnaires ― Kropotkine, Reclus, Benjamin, Landauer ― se sont intéressés à ces sociétés.

Toute communauté a besoin de règles et de lois. Elle a besoin d'autorité, mais il est loin d'être certain que toute société ait besoin de l'État. Les Autochtones, pendant des millénaires, ont en quelque sorte retourné l'autorité contre le pouvoir. La culture, les «esprits», les Anciens, les mythes : tous disent aux Autochtones «Soyez libres». Cette autorité interdit le commandement, l'inégalité et la domination.

Et il ne faut pas croire qu'elles n'étaient que de petites communautés autarciques : c'est là encore un préjugé. La Ligue iroquoise, par exemple, rassemblait quelque 30 000 individus de différents clans et peuples... C'est près de 50 000 personnes en ce qui concerne les Wendats (Hurons) ; ce qui, dans le contexte historique, est immense. Sans oublier les autres confédérations moins connues. Et sans oublier que rien n'indique que ces coalitions, avec leur fonctionnement horizontal, n'auraient pas pu prendre encore plus d'ampleur.

Bref... Mon directeur de thèse, Francis Dupuis-Déri, a écrit un très bon texte se nommant « Un autre monde est possible ». Il existe déjà !, où il explore les différentes formes de communisme et d'anarchisme qui existent dans le monde contemporain. Mon travail, pour sa part, devrait s'intituler « Un autre monde est possible : il a déjà existé ! », car j'y explore tout un monde d'idées et de formes perdues anéanties par le colonialisme.

Mais ce n'est pas exactement «ma» contribution. C'est plutôt celle des Agniers, des Wendats, des Mi'kmaqs, des Siksikas, des Ojibwés... et de nombre d'autres peuples malmenés par les développements des États et du marché.

3- Vous affirmez, comme le philosophe Maurice Merleau-Ponty, qu'un dialogue est possible avec les sociétés autochtones ? Comment est-ce possible et pourquoi est-ce souhaitable ?

Oui, tout à fait. Merleau-Ponty développe cet argument dans un chapitre hommage à Claude Lévi-Strauss et à Marcel Mauss. En ce sens, je m'éloigne de certains de mes camarades de gauche, principalement d'une certaine frange des études postcoloniales (dont certains penseurs sont paradoxalement une source d'inspiration pour moi), qui refusent que toute forme d'universel soit souhaitable, voire possible, car il serait pratiquement par nature lié à l'impérialisme. Certaines cultures seraient ainsi en quelque sorte hermétiques aux autres, incommensurables. Il n'en est pourtant rien, et le refus de considérer que l'humanité partage une expérience commune me semble fort dangereux.

Cette posture, partagée par la gauche et la droite, bloque tout dialogue possible entre les peuples. Pour ma part, je crois qu'il est possible, comme Merleau-Ponty, de parler d'un «universel latéral», soit d'un dialogue, d'un voyage sans cesse à renouveler entre les différentes visions du monde. Le «pouvoir», la «liberté», la «souffrance», la «domination», la «hiérarchie» ne sont pas des concepts exclusifs à certains peuples ou à certaines époques historiques. Il faut bien entendu mettre toutes ces choses en contexte et il est évidemment possible d'en donner des définitions différenciées. C'est précisément ce dialogue et ce débat à propos de la portée de ces mots et de ces concepts qui constitue l'universel. Autrement dit, l'universel n'est pas une somme de réponses figées à des questions, mais plus humblement un cadre de référence général qui nous permet de nous les poser.

Fin de la première partie. À suivre...

Notes

Francis Dupuis-Déri, « Un autre monde est possible ». Il existe déjà !, Horizons philosophiques, Volume 15, numéro 2, printemps 2005, p. 63-85.

Pour aller plus loin :

• Alexis de Tocqueville, De la démocratie en Amérique, 1805-1859, Paris, Gallimard, 1992, 1193 pages.

• Francis Dupuis-Déri, Démocratie : histoire politique d'un mot, Montréal, Lux/Humanités, 2013, 456 pages.

• Maurice Merleau-Ponty, Signes, Paris, Gallimard, 1960, 343 pages.

• Pierre Clastres, La société contre l'État, Paris, Minuit, 1974, 192 pages.

• Walter Benjamin, Sur le concept d'histoire, Œuvre III, Paris, Gallimard, p 434.

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