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Depuis quelques années, j'en suis arrivé à la constatation qu'il n'avançait pas à grand-chose de s'adresser à ceux qui pensent déjà comme nous. J'aime et je lis Le Devoir. Mais si j'écrivais dans Le Devoir, j'aurais l'impression d'une conversation en vase clos, entre des gens qui pensent presque pareil, mais pas tout à fait.C'est au cœur du camp adverse qu'il faut oser aller, pour affronter les opinions des autres, débattre avec eux, s'engueuler avec eux, peut-être en convaincre quelques-uns, peut-être être convaincus pas quelques autres. Changer, évoluer, débattre, s'opposer. Offrir aux lecteurs un choix de visions du monde plutôt qu'une seule, dictée par les impératifs économiques du moment.
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Samuel Larochelle

Je ne veux pas trop m'étendre sur la question ni vraiment contester mon renvoi des blogues du Journal de Montréal. C'est un cas relativement simple, dans les conditions actuelles qui régissent les médias. Quelques précisions cependant.

Un. Ce n'était pas une surprise

Comme l'affirme ici l'auteur et chroniqueur Michel Vézina, j'ai toujours su que ma participation aux blogues du JdM était précaire, puisque je rendais coup pour coup aux vagues arguments de la vaste majorité de mes collègues chroniqueurs et blogueurs, et que je n'ai jamais retenu ni ma plume ni ma voix contrer leur chant à la gloire du libéralisme économique et de la «libarté» dont nous cassent les oreilles ceux qui mangent les miettes tombées de la table des puissants.

À plus d'une reprise, le «blogueur-en-chef» Michel Dumais m'a défendu auprès des collègues furieux, qui avaient l'habitude de chanter en choeur. Une voix discordante, la mienne, leur faisait perdre le rythme, et si on prêtait l'oreille, soudain ils sonnaient faux. Ils en étaient conscients. Ils ont poussé des cris. J'imagine que c'était eux ou moi. Ils sont plus nombreux. Ils ont réussi à me faire éjecter de la chorale. Ils vont continuer à chanter la gloire de la privatisation.

De mon côté, je continuerai à chanter du blues ou du protest song là où on voudra bien me prendre. C'est le droit absolu d'un employeur de se passer des services d'un employé, encore plus s'il est pigiste et entièrement dépendant des lois du marché. Je n'ai pas joué la «game», je n'ai pas joué «safe», et je savais que j'en paierais éventuellement le prix.

Mes ex-employeurs aussi, puisque je suis plutôt fidèle à moi-même, et que c'est en toute connaissance de cause qu'ils m'ont engagé. Mon congédiement n'est pas une surprise. Ni pour eux ni pour moi. Nous savions que c'était inévitable. C'est pour cette raison d'ailleurs que je conserve ma chronique littéraire du dimanche dans le Journal de Montréal et les deux émissions que j'anime sur MATV, chaîne diffusée par Vidéotron, propriété de Québecor. En tant que fervent promoteur de la culture depuis près de trente ans, je ne vois aucune raison valable de couper mes liens avec Québecor sous prétexte que l'inévitable est arrivé dans un domaine précis de mes activités.

Depuis quelques années, j'en suis arrivé à la constatation qu'il n'avançait pas à grand-chose de s'adresser à ceux qui pensent déjà comme nous. J'aime et je lis Le Devoir. Mais si j'écrivais dans Le Devoir, j'aurais l'impression d'une conversation en vase clos, entre des gens qui pensent presque pareil, mais pas tout à fait.

C'est au cœur du camp adverse qu'il faut oser aller, pour affronter les opinions des autres, débattre avec eux, s'engueuler avec eux, peut-être en convaincre quelques-uns, peut-être être convaincus pas quelques autres. Changer, évoluer, débattre, s'opposer. Offrir aux lecteurs un choix de visions du monde plutôt qu'une seule, dictée par les impératifs économiques du moment.

Pour ces raisons, je regrette mon renvoi des blogues du Journal de Montréal. On a fait taire une voix que les lecteurs n'ont pas l'habitude d'entendre. On m'a privé d'un lectorat auquel je n'ai pas d'habitude accès. Nous y perdons un peu, je crois. Mais en restant dans les pages imprimées du Journal et en présentant sur les ondes de MATV des émissions sur l'histoire et les livres, je reste fidèle à cette idée: pour détourner un avion, il faut monter à bord.

Deux. À qui profite le crime?

Rapidement, sur les médias sociaux d'abord puis ensuite dans les médias «officiels», on a propagé la nouvelle (que j'avais moi-même annoncée) de mon licenciement. Mais l'opinion générale abondamment partagée était qu'on me congédiait pour une malheureuse comparaison en fin de texte entre les chantres du néo-libéralisme et les prisonniers des camps de la mort qui (je me cite) «acceptaient, pour un peu de viande, de faire la police auprès des leurs. (vous trouverez le texte intégral de cette chronique en bas de page).

Ah, le fameux point Godwin! L'infamie qui consiste à rappeler une des périodes les plus sombres de l'histoire de l'humanité! Comme si en faire mention était un «no-no» absolu, comme si en tirer leçon était une faute de goût! Point Godwin! a-t-on clamé, avec un accent de mépris qui, au fond, a surtout servi à ne pas prendre en considération le reste du texte. Maladroit et de mauvais goût, a-t-on encore dit, pour les mêmes raisons et avec le même résultat.

J'ai été surpris par cette réaction. J'ignorais qu'il était désormais interdit de mentionner tout ce qui a un rapport avec la Shoah (et le nazisme, et la guerre mondiale de 39-45), sous peine de ne pas être bien lu. C'est une erreur énorme pour l'homme de communication que je me crois être. Je l'ignorais. J'aurais dû le savoir, et éviter ce piège.

Mais l'existence même de ce piège me semble mal calibrée dans bien des cas, dont le mien. Je ne saurais mieux l'expliquer que Savignac qui, ici même, signait à ce propos un texte qui mérite d'être plus lu. Aux arguments de Savignac, que je partage entièrement, je voudrais rajouter ceci: à qui profite ce fameux «point Godwin»? Qui tire bénéfice d'un pareil bannissement moral et intellectuel de tout ce qui rappelle, de près ou de loin, l'horreur systématique du régime nazi? Censurer la mémoire de la guerre 39-45 sous prétexte de banalisation des arguments, c'est chercher l'oubli, c'est réarranger l'histoire. C'est faire la sourde oreille à un avertissement de danger potentiel.

Trois. Disparaître.

Je n'en veux pas à Michel Dumais d'avoir eu à me congédier. Mais je ne comprends pas pourquoi il a tenu à effacer des archives tous les textes que j'ai écrits depuis février 2012. En oblitérant ainsi ma contribution à une période mouvementée et importante de l'histoire du Québec, il exerce une censure qui, comme le dit ici le philosophe Normand Baillargeon, ressemble à cette manie soviétique d'effacer des photos officielles les personnalités tombées en disgrâce.

J'ai demandé pourquoi à Michel Dumais. Il ne m'a pas répondu. C'est un chic type, que je respecte. Il a sans doute ses raisons, en raison d'un système que justement je dénonçais. Nous sommes tous prisonniers d'une logique qui n'améliore le sort de personne.

Quatre. Liberté conditionnelle.

Je ne crierai pas à la censure pour la simple et bonne raison que la censure existe bel et bien et que je le savais et que je savais, en la dénonçant, que j'allais la subir. Marc-André Cyr n'y va pas de main morte en pourfendant ceux qui jusqu'à récemment me payaient pour que je remette en question leur mode d'existence. Avec des fleurs et un gros pot, Jean-François Nadeau défend quant à lui un dialogue qui devrait savoir passer au-dessus de quelques bêtises parce que même les bêtises devraient avoir le droit d'être exprimées.

Nadeau a raison sur le fond: pourquoi me faire taire, sinon qu'on ne veut pas, qu'on ne veut plus entendre ce que certains ont à dire, même s'ils le disent parfois malhabilement? Force m'est de constater que ce ne sont pas les aboyeurs de la droite qu'on fait disparaitre des archives. La voix qu'on ne veut pas entendre, c'est celle qui conteste (malhabilement parfois, oui, j'en conviens) une logique économique qui nous broie tous inexorablement.

Nous sommes en guerre, vous ne le saviez pas? Le présent contre l'avenir. La prospérité contre la durée. La croissance contre les enfants de nos enfants. Cela, on ne veut pas vraiment l'entendre. Les peuples se réveillent un peu partout sur la planète, réclamant une meilleure répartition des biens et un plus grand souci de nos ressources limitées. Les ploutocrates tentent désespérément de contrer ce mouvement en lançant une offensive majeure dont certains acceptent d'être les portevoix.

Jusque-là, j'aurais pu continuer à exprimer ma pensée. On l'aurait ridiculisée, on l'aurait méprisée, on en aurait ri. Et j'aurais pu ainsi exister longtemps, fou du roi, caution morale, imbécile heureux, pelleteur de nuages, dites-le comme vous voulez.

Mais le vrai crime que j'ai commis, comme l'affirme encore avec justesse Jean-François Nadeau, c'est de nommer ceux qui, chroniqueurs, éditorialistes et blogueurs s'acharnent à défendre la croissance économique au nom d'une «majorité silencieuse» qu'ils semblent magiquement connaitre mieux que quiconque.

Pour eux je suis un traître - car j'ai eu toutes les chances de faire partie de la clique et d'en profiter.

En l'absence de preuve, je ne peux qu'imaginer leurs coups de talons sur le plancher et l'indignation accompagnée de menaces de poursuites qui a mené à mon congédiement. Ces champions de la liberté de parole auront fait taire ma voix. Je n'en attendais pas moins d'eux.

Cinq.

La très conservatrice Banque mondiale prédit pour 2060 une augmentation de 4 degrés Celsius de la température de la planète, qui conduira à des catastrophes impossibles à quantifier : une sorte de fin du monde, qui s'étire en longueur. Fonte des banquises, montée des eaux, pays rayés de la carte, populations migrantes, sècheresses ici, ouragans là. Certains n'auront plus rien à se mettre sous la dent. D'autres voudront protéger à tout prix ce qu'ils ont. Ça ne sera pas beau.

Voilà notre croissance. Voilà notre soif de pétrole. Voilà notre frénésie de consommation. Voilà notre folie. Nous dansons sur la tombe de nos enfants. Après nous, le déluge. Ou la sécheresse. Après nous la fin du monde.

Nous en sommes là. Nous en sommes responsables. Et pourtant il faut vivre et manger et se vêtir? Oui, je le conçois. Mais il faudrait tout changer. Toutes nos façons de faire, de travailler. Il faudrait changer notre façon de voir la réussite. Il faudrait tuer ce monstre qu'on appelle la croissance, et qui nous tient en otage.

C'est pourquoi j'ai écrit que nous sommes tous prisonniers d'une logique mortelle. Changeons de métaphore, puisque celle de camps semble irrecevable: ceux qui se font les avocats de la croissance économique me semblent souffrir du syndrome de Stockholm. Ils en sont venus à partager les valeurs de ce qui les tient captifs, de ce qui les menace et de ce qui tuera leurs enfants ou leurs petits-enfants. Ils en sont venus à aimer ce qui les détruit. Et ils se qualifient de «réalistes»?

Je regrette d'avoir perdu une tribune, mais je n'en ferai pas une maladie. Ce n'est pas moi qui suis malade. Je resterai fidèle à mes opinions, à ma lecture du monde. Je trouverai d'autres lieux, d'autres occasions de les exprimer. On me reproche une phrase sur les camps? J'aurais pu dire mieux.

Voici ce que je pense vraiment: Les gens qui nient les changements climatiques devraient être un jour jugés pour crimes contre l'humanité.

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