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«Je suis maudite. On parle de moi jusqu’au Vieux Continent. On m’imagine à présent sombre, grise et glacée.»
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La Presse canadienne

Alors que plusieurs familles ont accepté de témoigner dans le cadre de l'Enquête nationale sur les femmes et les filles autochtones disparues et assassinées, le gouvernement Trudeau vient de leur fermer la porte en refusant d'accorder le temps nécessaire pour tenter de mener à bien le travail qu'il reste à accomplir. Ces familles demeurent donc condamnées à une double peine, une peine sans fin : la disparition de leur fille, de leur sœur, de leur mère et celle d'être, une fois de plus, abandonnées à elles-mêmes, à leurs questions qui demeurent sans réponses, à leur deuil impossible. En tant que femme, en tant que mère, en tant que citoyenne, j'assiste, impuissante, à cette souffrance, à ces injures faites aux victimes, aux survivantes et à leurs familles. En tant qu'auteure, je leur offre ces mots.

Je suis ce bandeau d'asphalte traversant l'Amérique. Je suis la trace de l'homme. Pour que je puisse m'étendre là, pour que je puisse finir ma course près d'un parc, à quelques mètres de l'océan, l'homme a coupé les arbres. J'aime ce moment vers Terrace où l'air se charge d'humidité, cet instant où il devient possible de croire à une terrasse sur la mer, sur un ailleurs, loin des forêts, du froid et de la solitude.

Je suis écartelée entre ces univers. Je m'étire de tout mon long, la tête dans une ville peuplée de centres commerciaux, le torse dans de vastes plaines, les jambes où scintillent les lacs et les pieds à l'aube du pacifique. C'est là toute ma vie. Une vie qui aurait pu être si belle.

Je suis maudite. On parle de moi jusqu'au Vieux Continent. On m'imagine à présent sombre, grise et glacée. On ignore le soleil qui fait onduler l'horizon en juillet, le vert partout, ahurissant, le chant des oiseaux et du vent, le crissement des insectes, les craquements sous les pas des ours. On ignore tout de moi. Si seulement je pouvais parler.

Si seulement je pouvais dire ce que j'ai vu, le poids si frêle de la jeune fille qui avance, le poids si lourd du camion qui la rejoint, le cœur si noir de l'homme qui le conduit, le poids du secret.

Je suis posée sur la Terre-Mère, et pourtant, c'est moi qui suis pleine. Je suis pleine de nombres - 1969, 16, 19, 724, 2011 -, mais je n'accoucherai jamais. J'ai peur. Je sais qu'à l'instant où je mettrai ces nombres dans l'ordre, vous aurez compris, votre tête se penchera un peu, votre sourcil se soulèvera et vous me jugerez et vous me maudirez pour le tombeau que je suis devenue.

Je suis pleine de visages. Ils s'égrènent sur ces affiches qui parlent du chasseur. Je suis pleine d'avertissements et de menaces. Je suis l'ombre que l'on fuit.

Si je pouvais parler, je vous dirais pourtant la vie, car c'est d'elle qu'il s'agit, de la vie qui commence pour cette jeune fille qui marche.

Si je pouvais parler, je vous dirais pourtant la vie, car c'est d'elle qu'il s'agit, de la vie qui commence pour cette jeune fille qui marche. Je vous dirais son désir d'aller là-bas, plus loin, rejoindre des amis ou un travail, partager sa force, son rire, sortir du silence, de la pesanteur, des après-midis passés assise sur des planches devant la maison, avec le frère, la petite sœur, la grand-mère, ce monde immobile, alors qu'il y a tant à faire 724 kilomètres plus loin.

Je vous dirais qu'elle ne demande pas de les franchir tous, qu'elle sait les filles parties avant elle et qui ne font plus que marcher dans les mêmes rues soir après soir, avant de monter des escaliers devant un homme, puis un autre. Je vous dirais qu'elle ne demande rien de plus que la vie.

Si je pouvais parler, je vous dirais le nom de ces 19 femmes depuis 1969, mais sont-elles bien 19, comme le répètent les uniformes? Tant d'autres noms s'élèvent autour de moi. J'en entends des centaines dans le crépuscule. Si je pouvais parler, je commencerais par Gloria Moody, Micheline Pare, Gale Weys, Pamela Darlington, Monica Ignas, Colleen MacMillen et Monica Jack. Je commencerais par l'indicible, cette triste répétition, ce jeu d'imitation et mon étonnement, jusqu'à ce que je comprenne que je ne suis pas le fruit du hasard et qu'elles n'ont pas simplement manqué de chance.

Si je pouvais parler, je dirais le silence, celui des uniformes; je vous dirais l'indifférence et toutes les années qu'il a fallu pour que les uniformes s'arrêtent, écoutent et cherchent enfin. Il a fallu que disparaisse le sourire de Nicole Hoar, qu'il n'existe plus que sur les affiches. Il a fallu qu'une disparition soit blanche pour qu'on ne puisse plus taire les autres.

Le soir, quand les convois se font plus rares, quand les ombres s'allongent derrière les billots de bois, quand les chevreuils surgissent près de Burns Lake, je retrouve la beauté de mes rives et je me souviens des années d'avant. Mais il suffit que le soleil se couche pour que je revoie la tente bleue de Madison Scott, pour que j'aperçoive son pick-up près du lac et que je m'étouffe dans mon silence.

Si je pouvais parler, je dirais le son des tambours et les processions qui reviennent aux mêmes saisons. Je dirais les battues, les caméras et les questions. Je dirais les promesses de transport plus fréquent. Mais la nuit revient toujours et les autobus demeurent absents. Alors, la jeune fille marche, et les phares l'éclairent dans la nuit.

Je suis la tache qu'on ne peut laver, la faute qu'on voudrait oublier, l'enfant que l'on arrache à sa famille, comme on arrache sa langue de son esprit, comme on le recouvre de honte.

Je suis maudite. Je suis l'écho du déracinement. Je suis la tache qu'on ne peut laver, la faute qu'on voudrait oublier, l'enfant que l'on arrache à sa famille, comme on arrache sa langue de son esprit, comme on le recouvre de honte. Je suis ces parents dépossédés de tout, le chemin vers le pensionnat. Je suis la dernière trace.

Et je suis fatiguée, car je ne peux dormir. Les noms se bousculent dans ma tête. Les entendez-vous? Maureen Mosie, Alberta Williams, Ramona Wilson, Roxanne Thiara, Alishia Germaine, Aielah Saric. Il me faut veiller. Il faut que vous sachiez : je ne supporterais pas qu'une autre encore disparaisse. Je veux qu'on rende au peuple devenu celui du bord de la route son territoire. Je veux qu'on vide son territoire de l'homme blanc.

Par ma faute, par ce tapis que je déploie sous ses roues, l'homme-camion a traversé ces forêts et il a cru qu'elles lui appartenaient. Il a cru qu'elles se refermeraient sur la fille qui marche, que le silence effacerait tout. Mais il a oublié que la souffrance ne fait pas que tuer, qu'elle soude, rassemble, indigne et ordonne le courage.

Si je pouvais parler, juste après les 19 noms, je dirais que l'homme blanc est destruction. Si je pouvais me départir du sol, je m'enroulerais sur moi-même jusqu'à anéantir le camion, jusqu'à ce que sur chacun de mes kilomètres la fille puisse marcher sans peur.

Mais je sais que même si j'y parviens, il est, par-delà les frontières, d'autres bandeaux d'asphalte où rôdent d'autres chasseurs. Il est même un endroit aussi triste que moi. Son nom me parvient, soufflé par le vent : Cuidad Juárez, là où nulle femme ne peut marcher dans la nuit.

Il est surtout cette route plus ancienne qui porte le même nom que moi et qui, comme moi, porte malheureusement bien son nom : la piste des larmes. Les Cherokees l'appellent Nunna Daoul Isonyi, La piste où ils ont pleuré. Je n'étais pas née et vous non plus quand elle a été tracée, quand un peuple a été poussé hors de chez lui. Si je pouvais parler, je n'oublierais pas de dire que l'homme blanc est destruction.

Je suis ce long bandeau d'asphalte traversant l'Amérique. Je suis là où l'on ne veut pas être. Que m'importe que mon nom fasse peur et que l'on me déteste tant que Madison est bien la dernière.

Je ne veux plus trembler quand le soleil se couche et que la fille avance. Je ne veux plus d'hélicoptères ni de chiens policiers. Je veux qu'on parle à ma place. Je veux qu'on répète les 19 noms, que l'on veille avec moi.

Parfois, quand le printemps éblouit ce qu'il reste de neige, quand les arbres craquent sous le soleil, quand les petits naissent dans les bois, je veux croire aux miracles, je veux croire au retour de Shelly-Ann Bascu, Delphine Nikal, Lana Derrick, Nicole Hoar, Tamara Chipman et Madison Scott. Je veux les voir avancer ensemble, prendre toute ma largeur. Mais je veux que vous aussi, vous occupiez mon espace. Je vous veux par milliers. Je veux que le chasseur se sente épié, que la peur change de camp, puis qu'elle disparaisse, elle aussi, à jamais.

Si je pouvais parler, je vous dirais que je suis l'autoroute des larmes et que je ne veux plus pleurer.

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