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Justice criminelle: Le projet de loi C-10, un bris de démocratie

Ce projet de loi omnibus est une question de principes et de priorités. Il est au fond une question de valeurs. Si nous affectons des milliards de dollars à la construction de prisons inutiles alors que la criminalité diminue et que nous mettons plus de gens en prison pendant plus longtemps, cet argent ne peut donc être utilisé pour investir dans le programme de justice sociale, dans les garderies, dans les soins de santé, dans la prévention de la criminalité, ni dans le logement des aînés ou dans le logement social.
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AP

Dans ses commentaires lors de l'adoption du projet de loi omnibus C-10 en décembre dernier, le gouvernement a continué à justifier sa Loi sur la sécurité des rues et des communautés comme si le titre de la mesure législative en prouvait à lui seul la justesse et la pertinence. Que l'on soulève des questions ou que l'on exprime des critiques à l'égard du projet de loi, le gouvernement répète, tel un mantra, qu'il a le «mandat» de le faire adopter. Mais tous les gouvernements et tous les partis ont le mandat et l'obligation d'assurer la sécurité des rues et des communautés. La véritable question, celle dont on aurait dû débattre, mais dont on n'a pas débattu, est celle du bien-fondé des moyens choisis.

Par exemple, nous ne pouvons promulguer une loi inconstitutionnelle et dire que «ces mesures sont nécessaires afin d'assurer la sécurité des rues et des communautés», pas plus que nous pouvons justifier une mauvaise politique en répétant un mantra à propos d'un mandat.

Les mesures législatives doivent être étudiées en fonction de leur bien-fondé. Malheureusement, le projet de loi omnibus sur la criminalité proposé par les conservateurs entraînera une augmentation de la criminalité, un affaiblissement de la justice, un accroissement des coûts, une réduction des possibilités de réadaptation pour les délinquants, ainsi qu'un amenuisement de la protection des victimes, qui auront plus de mal à se faire entendre.

Permettez-moi de résumer certaines des principales lacunes de ce projet de loi :

Neuf projets de loi regroupés en un projet de loi omnibus

Premièrement, en regroupant neuf grandes mesures législatives dans un projet de loi omnibus, et en restreignant le débat parlementaire, on ne permet pas la tenue des débats distincts que chacune des mesures nécessite, et encore moins la surveillance du projet de loi. En outre, cette surveillance est aussi une responsabilité constitutionnelle des parlementaires, notamment lorsqu'elle concerne le pouvoir d'application des ressources (mais les coûts n'ont pas été dévoilés), ce qui, en soi, mine le processus parlementaire.

Surpopulation des prisons

Deuxièmement, même avant le dépôt du projet de loi, le système carcéral était déjà aux prises avec un grave problème de surpopulation; des provinces signalant même que certaines de leurs prisons étaient déjà occupées à 200 % de leur capacité. Nous savons que la surpopulation entraîne une augmentation de la criminalité dans les prisons et à l'extérieur. La Cour suprême des États Unis a indiqué qu'un taux de surpopulation de 137 % peut même constituer un châtiment cruel et inusité. Cette loi ne fera qu'aggraver le problème au Canada, sur le plan de la politique et peut-être même aussi sur le plan constitutionnel.

Respect de la Charte

Troisièmement, le ministre de la Justice a l'obligation de s'assurer que la législation respecte les provisions de la Charte canadienne des droits et libertés. Et le surpeuplement en milieu carcéral - et le risque de châtiments cruels et inusités qui en découle - n'est pas la seule préoccupation que soulève le projet de loi C-10 sur le plan constitutionnel. Les témoignages d'experts ont fait état d'une série de provisions constitutionnellement « douteuses », dont :

Des peines minimales obligatoires qui sont sévères, excessives, et disproportionnées à l'offense;

Des offenses vaguement et trop largement définies;

Des détentions préventives inconstitutionnelles qui contreviennent à l'article 11 de la Charte.

Lorsque j'ai demandé au ministre s'il s'assurerait - et garantirait - que la législation respecte la Charte, il a éludé la question, répétant le mantra à propos du mandat.

Coûts afférents

Quatrièmement, on doit également soulever l'importante question des coûts de cette législation. Non seulement les coûts associés à ces neuf projets de loi n'ont-ils pas été divulgués, mais le Bureau du directeur parlementaire du budget a évalué un de ces projets de loi comme coûtant à lui seul 5 milliards de dollars au moment de sa soumission pendant une précédente législature. Les Canadiens et le Parlement ont le droit d'obtenir une divulgation complète et de demander des comptes. L'absence de telle divulgation constitue non seulement la négation du droit du public de savoir, mais aussi un manquement à la responsabilité constitutionnelle des parlementaires de surveiller les dépenses du gouvernement et les deniers publics.

Consultation des provinces et territoires

Cinquièmement, les provinces et les territoires n'ont pas été suffisamment consultés. Or, ce sont eux qui devront se charger des coûts, au détriment d'autres services gouvernementaux, et c'est particulièrement vrai pour la province de Québec, dont le modèle de justice juvénile - préventive, visant à réhabiliter et à protéger - est maintenant remplacé par un inefficace et improductif système punitif qui ne vise que l'incarcération.

De plus, le gouvernement a péremptoirement rejeté le modèle québécois - qui a eu pour résultat qu'on trouve ici le taux de récidive le plus bas au pays - et a de même fait fi des tentatives du ministre de la Justice du Québec pour limiter les dommages, proposant une série d'amendements, mais ne procurant aucune preuve pour étayer son plan législatif.

Peines minimales obligatoires et taux de criminalité

Sixièmement, même dans son approche visant à prévenir la criminalité, le projet de loi prévoit de nouvelles peines minimales obligatoires tout en prolongeant les peines en cours. Or, des études canadiennes ainsi que des données émanant d'autres pays indiquent que ces sentences ne préviennent pas la criminalité et qu'elles ont en fait des répercussions différentes et discriminatoires sur les groupes vulnérables, tels que nos peuples autochtones. De plus, ces peines limitent indûment le pouvoir discrétionnaire en matière judiciaire et de poursuite, tout en portant préjudice au processus judiciaire. Même les conservateurs américains considèrent maintenant que la politique des peines minimales obligatoires est un échec ayant entraîné l'explosion des populations carcérales ainsi que la création de méga-prisons onéreuses, qui sont en fait devenues des écoles du crime. Et des preuves à cet effet sont contenues au rapport d'octobre dernier de la U.S. Sentencing Commission.

Rejet sommaire des propositions d'amendement

Septièmement, le gouvernement a rejeté tous les amendements proposés par l'opposition, dont quelque 40 que j'ai soumis au Comité permanent de la justice et des droits de la personne et à la Chambre des communes en me basant sur mon expérience et en tant que ministre de la Justice et comme professeur de droit. Ces amendements contenaient des provisions visant à éliminer les manquements à la Charte, à empêcher les abus de pouvoir exécutif, à protéger les droits des victimes, à procurer des traitements - plutôt qu'une peine d'emprisonnement - pour les personnes souffrant de maladie mentale, et à limiter les dommages causés par les peines minimales obligatoires.

Amendements déclarés irrecevables

Huitièmement, les amendements que j'ai soumis contenaient des provisions dont j'ai proposé l'addition à la Loi sur la justice pour les victimes d'actes de terrorisme - qui fait partie des neuf projets de loi contenus au projet omnibus et que je supporte en principe - qui visaient à donner aux victimes d'actes terrorisme une voix qui porte mieux et à demander des comptes aux auteurs d'actes terroristes. Après le rejet de ces amendements en comité, le gouvernement les a soumis à l'étape du rapport, et le Président de la Chambre les a déclarés irrecevables - ce qui est compréhensible. Donc, la Chambre a adopté hier soir le projet de loi sans les amendements nécessaires, que le gouvernement admet maintenant désirer.

Respect de la vie privée

Neuvièmement, le gouvernement n'a permis aucune discussion des préoccupations que soulève la législation quant au respect de la vie privée, énumérées dans la lettre que le Commissaire à la vie privée a adressée au président du Comité permanent de la justice et des droits de la personne. La Chambre a donc adopté le projet de loi sans que ces préoccupations aient été mentionnées - et encore moins débattues.

Incohérences et contradictions entre les versions

Dixièmement, la hâte du gouvernement d'adopter le projet de loi et son refus d'entendre l'opposition ont fait qu'il y a des incohérences et des erreurs de traduction entre les versions anglaise et française du projet de loi. Il est regrettable que le Code criminel soit « enrichi » de telles incohérences et contradictions simplement parce que le gouvernement trouve plus importante l'adoption rapide du projet de loi que de respecter son obligation de maintenir la qualité de nos statuts.

Abus du processus démocratique

Onzièmement, la façon dont le gouvernement a empêché le débat, tant en Chambre qu'en comité qu'à l'étape du rapport, la manière dont on a sommairement rejeté les amendements et bâillonné l'opposition, l'accusant même, avec arrogance, d'être du côté des criminels et non des victimes, constitue un abus du processus parlementaire, voire un abus du processus démocratique.

On nous demande en effet de ne pas parler avec nos électeurs, ce qui porte préjudice aux députés de tous les partis. Le ministre de la Justice a déclaré que ce projet de loi et les neuf projets de loi qu'il comporte ont été examinés au cours de la législature précédente. Or, de nombreux députés ne siégeaient pas au Parlement au cours des législatures précédentes. Pourquoi n'auraient-ils pas le droit de discuter de ces projets de loi? Pourquoi ne devrions-nous pas leur demander leur avis? Pourquoi ne pourraient-ils pas consulter leurs électeurs? Qui plus est, certains de ces neuf projets n'ont jamais été l'objet d'un débat à la Chambre des communes, dont, en particulier, le projet de loi sur la justice pour les victimes d'actes de terrorisme.

Principes, priorités, et valeurs

Douzièmement, ce projet de loi omnibus est une question de principes et de priorités. Il est au fond une question de valeurs. Si nous affectons des milliards de dollars à la construction de prisons inutiles alors que la criminalité diminue et que nous mettons plus de gens en prison pendant plus longtemps, cet argent ne peut donc être utilisé pour investir dans le programme de justice sociale, dans les garderies, dans les soins de santé, dans la prévention de la criminalité, ni dans le logement des aînés ou dans le logement social.

Considérant ces douze points - et d'autres que j'ai omis par souci d'espace - il est clair que, suite à l'adoption de ce projet de loi, nous aurons plus de crimes, moins de justice, des coûts faramineux, moins de chances de réhabilitation pour les contrevenants, moins de protection pour les victimes, et moins de protection pour la société. Aujourd'hui est une triste journée pour la justice criminelle canadienne.

Irwin Cotler, ancien ministre de la Justice et procureur général du Canada, est député de Mont-Royal au parlement et professeur émérite de la Faculté de droit de l'Université McGill.

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