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Frères d'armes, frères ennemis

La violence née de ce narcissisme des petites différences ne se limite pas aux guerres civiles. Elle est aussi le fait de la violence familiale et conjugale.
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Une croyance populaire veut que nos peurs naissent de ce que nous ne connaissons pas; d'où l'intérêt, pour les surmonter, d'y faire face, de les surmonter. Votre enfant a peur du noir? Accompagnez-le dans le sous-sol sans éclairage pour qu'il apprenne à reconnaître les sons ambiants et les sources de sa peur. Vous avez le vertige? Essayez le parachute!

La peur de l'inconnu peut se traduire par la peur de la différence. Les familles, les cultures, les religions ou des systèmes de pensées qui sont radicalement différents de ce que nous sommes nourriront une forme de peur. Nous serions, ainsi, davantage heurtés par la différence que la ressemblance. Normal, dans ce contexte, que l'immigration importante que nous connaissons, notamment issue de cultures non européennes, par exemple, suscite la crainte de la peur de l'autre - et, évidemment, de pensées et comportements violents à l'égard de ces nouveaux concitoyens.

Pourtant, l'historien Rusell Jacoby, professeur à UCLA, tente de démontrer dans un livre fascinant, Les Ressorts de la violence: Peur de l'autre ou peur du semblable? que la peur de nos semblables est, justement, fondée sur ce qui fait que nous nous ressemblons. Trop.

L'histoire de Caïn et Abel est l'exemple originel de cette violence envers le semblable: un frère qui assassine l'autre. Jacoby montre que les pires boucheries de l'histoire de l'humanité n'ont pas été les grands conflits "classiques" entre nations, mais plutôt les guerres civiles, les conflits intérieurs entre semblables. La Saint-Barthélemy, la Révolution française, la Guerre civile américaine ou l'irlandaise, le génocide rwandais - tous ces conflits fratricides ont été profondément violents et sanglants. L'ampleur de cette violence s'explique précisément par la peur du semblable plutôt que de l'étranger, ou de l'étrange:

La violence tend à être fratricide et s'appuie (...) sur les ressemblances plus que sur les différences - ou sur des différences reposant sur des similitudes. Mais en soutenant que les ressemblances génèrent de l'agressivité, nous allons à l'encontre des idées courantes. Nous vivons dans une société qui craint et réifie l'autre. L'étranger est une menace - du moins le croyons-nous. L'étranger est une menace - du moins le croyons-nous. Les murs qui nous protègent des inconnus s'élèvent de plus en plus haut. Le familier nous rassure : le terme n'est-il pas dérivé du mot 'famille'? Pourtant, la violence jaillit souvent entre les murs, au sein de la famille même, comme le montre 'hostilité qui agite bien des fratries. Or, la gémellité est une fratrie particulière, où tout se vit plus intensément. L'étude des jumeaux ou des doubles nous amène à méditer sur l'hostilité engendrée par les disparités mineures - ce que Freud appelle 'le narcissisme des petites différences'. (p.174)

La violence née de ce narcissisme des petites différences ne se limite pas aux guerres civiles. Elle est aussi le fait de la violence familiale et conjugale - et de la peur qu'ont plusieurs hommes envers les femmes: "La peur de la castration nourrit le mépris très répandu de l'homme envers la femme. Elle alimente aussi l'inquiétante étrangeté. L'homme entrevoit dans la femme son double mutilé" (p.196) Les Ressorts de la violence offre un fascinant panorama de cette violence entre semblables, aux plans historique, littéraire, psychologique et sociologique et réussit son pari de nous convaincre que la violence fratricide est beaucoup plus fréquente et sanglante que les guerres entre nations. Sa lecture de la Saint-Barthélemy, de la Révolution française et de la Shoah est à cet égard aussi captivante qu'instructive. Un ouvrage qui deviendra à coup sûr un classique aux côtés de Rising Up and Rising Down de William T. Vollman (2003) ou The Better Angels of our Nature de Steven Pinker (2011).

style=La violence de la révolte fascine et inquiète - surtout lorsqu'elle est vécue dans la rue. Le bref roman de Sylvain David, Faire violence, relate son adolescence rebelle. Récit poétique à la langue finement ciselée, Faire violence fait le portrait d'une violence intériorisée et magnifiée. À travers ses courts chapitres, on y découvre qu'elle permet un certain combat pour l'individualité édifiée grâce au contact, pas toujours heureux, avec l'Autre. Une réflexion sur la construction de soi par la révolte, qui ne peut faire l'économie des liens dans la communauté.

"Mais, alors que croît l'impression d'être seul au monde, s'impose le constat alarmant de ne l'être pas. Perception inquiète de petits bruits. Certains éphémères, d'autres prolongés, lancinants... Impression de mouvements furtifs. D'ombres mobiles. De lueurs évanescentes." (p.120)

Faire violence, de Sylvain David (Quai N°5/XYZ, 2013, 145 p., ISBN 978-2-89261-801-3, 18,95$).

Sa lecture, incidemment, peut être accompagnée avec profit de celle du Traité des violences criminelles publié quelques mois plus tôt chez Hurtubise. Un ouvrage collectif imposant de plus de 900 pages rédigé par un groupe de spécialistes de la violence dans nos "sociétés rarement ensanglantées par le crime". On y constatera, avec effroi, la diversité des formes criminelles entre membres d'une même communauté et, surtout, de la proximité de leurs protagonistes, ce qui renforce la thèse de Jacoby. Par exemple, "les recherches le démontrent bien: dans près de 80% des homicides élucidés, le meurtrier et la victime se connaissaient, comme conjoints, amis, collègues, voisins ou simples connaissances" (p.86). Les 37 chapitres de ce Traité couvrent un très large spectre de la question, de ses causes à ses effets en passant par ses remèdes. Ouvrage spécialisé destiné aux spécialistes, criminologues et sociologues au premier plan, les textes qui y sont colligés passionneront cependant tout lecteur curieux de comprendre la société dans laquelle il évolue. Sa rigueur scientifique - chaque texte est une synthèse de l'état des connaissances et de la recherche - permettra de dépasser les intuitions et de réfuter les opinions non fondées. On y apprendra, par exemple, qu'il n'y a pas de relation causale entre les inégalités économiques et le taux d'homicide, contrairement à une idée reçue (chapitre 21). Un ouvrage indispensable, complément utile au magnifique Dictionnaire de la violence publié aux Presses universitaires de France en 2011, dirigé par Michela Marzano.

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La plus détestable des violences guerrières côtoie souvent les plus beaux gestes d'humanité et de fraternité. Martin Forgues, ancien militaire canadien maintenant journaliste indépendant, nous le montre en de belles pages de son petit livre L'Afghanicide: Cette guerre qu'on ne voulait pas gagner. Ainsi de ce moment où il était de service au camp canadien de Kandahar et qu'il fait découvrir à un garde afghan la musique d'Oscar Peterson, de John Coltrane et du Buena Vista Social Club (p.65). Même si ça n'est pas le propos central de son reportage, il montre à quel point un conflit absurde, inutile et meurtrier peut être habité d'humanité. Si Martin Forgues critique avec virulence le gouvernement canadien et les hautes sphères de l'armée, il n'en rend pas moins hommage à la noblesse du soldat - ce qui ne l'empêche pas d'écorcher vivement les petits "Rambos" - : "être soldat, ce n'est pas être un guerrier, mais un combattant. C'est avoir la volonté de se battre, sans le goût du sang" (p.68). Sa thèse est simple: le "Canada ne voulait pas gagner" cette guerre; pire, "nous l'avons perdue, cette guerre. Le Canada a subi sa première défaite militaire" (p.91) Pour quiconque voudrait se faire une tête sur l'intervention canadienne en Afghanistan, L'Afghanicide est un must. Une écriture claire, vivante et instructive qui nous fait découvrir un jeune auteur qui peut se réclamer de la plus grande tradition du journalisme d'enquête, mariant habilement ses réflexions personnelles à la relation factuelle d'une réalité qu'il éclaire avec intelligence.

Les Ressorts de la violence: Peur de l'autre ou peur du semblable? par Russell Jacoby (Belfond, 2014, 290 p., ISBN 978-2-7144-5135-4, 29,95$).

L'Afghanicide: Cette guerre qu'on ne voulait pas gagner, par Martin Forgues (VLB, 2014, 93 p., ISBN 978-2-89649-576-4, 9,95$).

Traité des violences criminelles: Les questions posées par la violence, les réponses de la science, dirigé par Maurice Cusson, Stéphane Guay, Jean Proulx et Franca Cortoni (Hurtubise, 2013, 936 p., ISBN 978-2-89647-954-2, 54,95$).

Dans cette chronique, Ianik Marcil propose la recension critique d'essais de sciences humaines et sociales ou de philosophie pour mieux nous aider à décoder notre monde et ses défis - et réfléchir aux solutions qui s'offrent à nous.

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