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L'habit ne fait pas le moine

À de très nombreuses reprises, j'ai cherché à identifier les aspects positifs dans tout ce débat sur la Charte. J'en ai trouvé au moins deux, malgré la polarisation et les dérives de part et d'autre.
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«C'est putain de compliqué.» Ces mots sont de Kadidja, une amie de la romancière et essayiste Méikah Abdelmoumen. Ils terminent une longue discussion entre les deux femmes sur la signification du port du hijab chez leurs sœurs musulmanes. Kadidja ne porte pas le voile. «Elle boit de l'alcool, a une grande gueule, fume la cigarette.» Mais elle ne mange pas de porc et ne boit pas pendant le ramadan. Même si elle les respecte, elle ne comprend pas pourquoi ces femmes portent le voile, encore moins «celles qui l'agrémentent de jolis rubans assortis à leur jupe ou à leur chemisier, ou celles qui se maquillent.» C'est putain de compliqué.

Cette conversation ouvre le recueil L'urgence de penser: 27 questions à la Charte dirigé par Jonathan Livernois et Yvon Rivard ; l'accompagne, huit autres essais d'intellectuelles qu'on peut lire dans Le Québec, la Charte, l'autre: et après? dirigé par Marie-Claude Haince, Yara El-Ghabdban et Leïla Benhadjoudja.

La perplexité de Kadidja est emblématique des réflexions contenues dans ces deux ouvrages: la question du port des signes religieux dits ostentatoires, au cœur du débat sur la Charte des valeurs depuis des mois, est éminemment complexe. La presque totalité des textes mettent en lumière cette complexité et apportent nombre de nuances aux questions soulevées par le défunt projet de loi 60. Mais surtout, tous les auteurs tentent de dépasser le niveau beaucoup trop subjectif qu'on a connu dans la discussion depuis la présentation du projet par Bernard Drainville. Les prises de position se sont enflammées de part et d'autre en s'appuyant sur des a priori personnels et, trop souvent, sans s'étayer sur une connaissance éclairée de la réalité sociologique, multiple et diversifiée, vécue notamment par les musulmanes au Québec.

Ces deux brefs recueils contribuent à corriger la situation. Les analyses objectives n'évacuent ni l'émotion ni la subjectivité, cependant. Ainsi de ce très beau texte de Yara El-Ghadban, écrivaine, anthropologue et ethnomusicienne, professeure à l'Université d'Ottawa, dans le second livre. La famille de Mme El-Ghadban est d'héritage musulmane mais non pratiquante. L'auteure raconte l'histoire de l'amitié entre sa fille aînée, Hannah, avec Zeinab. Les gamines ont à l'époque 9 ans et habitent Londres. La famille de Zeinab, contrairement à celle de Hannah, est pratiquante. Zeinab porte le voile. «Vint évidemment la question: Maman, comment se fait-il que nous soyons musulmans, mais que nous n'allions pas à la mosquée et que ni toi ni moi ne portions le voile?» (p.90). Parce qu'il y a plusieurs manières d'«être» musulman, bien entendu.

Hannah et Zeinab sont devenues des amies inséparables et leur amitié a permis à Hannah d'explorer son patrimoine religieux et la différence. De retour à Montréal, la famille de Mme El-Ghadban est invitée un an plus tard à rendre visite à l'oncle de Zeinab, à Toronto, où elle est en visite. Cette famille est pratiquante; celle de Hannah se plie aux usages imposés lorsqu'on est invités dans un tel contexte. Une visite en forme de métaphore sur la complexité du rapport à la foi et à l'héritage religieux. Ce qui permet à l'auteure, justement, d'offrir une réflexion universelle à partir d'une histoire personnelle. Invoquant une autre Hannah que sa fille, Arendt, celle-là, sur l'amour de l'autre, indispensable à la fondation du lien social.

Car en bout de piste, toute la discussion autour de la laïcité et de la neutralité religieuse de l'État se ramène ultimement à la recherche d'un équilibre entre les libertés individuelles, les limites de son expression dans l'espace public et la neutralité des agents de l'État. Encore plus: de la définition de notre vivre-ensemble, de ce qui constitue ce nous et qui exclut toute considération de la légitimité de la stigmatisation de l'autre, comme le souligne l'anthropologue Marie-Claude Haince dans le même livre. C'est donc la définition de ce que nous sommes, individuellement et collectivement, qu'appelle ce débat, comme Christian Nadeau l'écrit dans L'urgence de penser: «Qui sommes-nous au juste? Bien peu de choses en fait. Ce qui est déjà beaucoup. Nous sommes des femmes et des hommes qui aspirent à vivre ensemble. (...) Il est grand temps de réapprendre à parler ensemble. Il y a quelque indécence à penser que nous n'en serions plus capables» (p.113).

À de très nombreuses reprises, j'ai cherché à identifier les aspects positifs dans tout ce débat sur la Charte. J'en ai trouvé au moins deux, malgré la polarisation et les dérives de part et d'autre. D'une part, il a permis de créer de nouvelles alliances (là aussi, de part et d'autre) décloisonnant les appartenances idéologiques et partisanes. Fédéralistes et indépendantistes, gauche et droite, croyants et athées, plusieurs opposants d'hier se sont retrouvés alliés d'aujourd'hui. En soi, ces nouvelles alliances sont bénéfiques pour la construction du vivre-ensemble en forçant la réflexion sur ses fondements.

D'autre part, la moitié des Québécois sont devenus, soudainement, spécialistes du hijab, de l'islam, de la Constitution canadienne et des Chartes des droits. Quand on débat, parfois acrimonieusement, sur la symbolique d'une kippa, d'un turban ou d'un hijab (encore plus: sur son aspect plus ou moins légitime s'il est fleuri et coloré ou bien noir ou gris), je me dis - peut-être un peu naïvement - que nous sommes peut-être arrivés à un stade de maturité élevé. En discutant de questions de détails, importants et fondamentaux bien sûr, cela est peut-être un signe que nous avons fait un long bout de chemin permettant une discussion approfondie d'un problème complexe, même si nous ne sommes pas encore arrivés à l'articuler adéquatement.

Jeudi le 8 mai à la librairie Zone Libre à Montréal, en compagnie de l'anthropologue Gilles Bibeau j'aurai l'honneur d'animer une discussion autour du livre Le Québec, la charte et l'autre: et après? en compagnie des auteures. C'est à 19h, au 262 Ste-Catherine Est; l'entrée est libre. Événement Facebook, ici.

C'est putain de compliqué. Mais la vie en commun, qu'elle soit entre un fils et son père, une sœur et son frère, un citoyen et sa voisine, c'est pas mal toujours putain de compliqué.

Nous avons mille leçons à apprendre de l'amitié entre Hannah et Zeinab. Celle d'aller vers l'autre et sa différence. Zeinab signifie en arabe «bel arbre du désert à fleurs parfumées», dit-on. Zeinab, tu n'es pas seule au cœur d'un désert pas plus que quiconque. Puisse tes racines nous raconter de belles histoires où nous serions en mesure de partager la beauté d'une vie commune harmonieuse. L'habit ne fait pas le moine, dit-on. Souhaitons donc que nous puissions dépasser les apparences pour apprendre à construire un vivre-ensemble digne de nos multiples racines.

Dans cette chronique, Ianik Marcil propose la recension critique d'essais de sciences humaines et sociales ou de philosophie pour mieux nous aider à décoder notre monde et ses défis - et réfléchir aux solutions qui s'offrent à nous.

Le Québec, la charte et l'autre: et après? dirigé par Marie-Claude Haince, Yara El-Ghadban et Leïla Benhadjoudja (Mémoire d'encrier, 2014, 121 p., ISBN 978-2-89712-214-0, 19,95$).

L'urgence de penser: 27 questions à la Charte, dirigé par Jonathan Livernois et Yvon Rivard (Leméac, 2014, 176 p., ISBN 978-2-7609-1220-5, 16,95$).

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