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Depuis le début de la crise, en 2008, de nombreux ouvrages en ont analysé les tenants et les aboutissants. Ont suivi, plus récemment, des réflexions sur la sortie de crise - à la fois sur l'urgence de transformer notre système économique (et social, et politique - voire moral) et sur les manières d'y arriver. Ce qui frappe l'esprit, dans plusieurs cas, c'est l'insistance de nombreux auteurs sur la nécessité de mettre de l'avant des réformes à petite échelle autant qu'au niveau macroscopique.
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Depuis le début de la grave crise que nous traversons, en 2008, de nombreux ouvrages en ont analysé les tenants et les aboutissants. Ont suivi, plus récemment, des réflexions sur la sortie de crise - à la fois sur l'urgence de transformer notre système économique (et social, et politique - voire moral) et sur les manières d'y arriver. Ce qui frappe l'esprit, dans plusieurs cas, c'est l'insistance de nombreux auteurs sur la nécessité de mettre de l'avant des réformes à petite échelle, dans les communautés et même dans nos comportements individuels, autant qu'au niveau macroscopique. Manifestement, l'époque n'est pas aux changements cosmétiques, à de simples ajustements des politiques publiques et des manières de faire actuelles, mais bien à des changements radicaux, à tous les plans. La question est donc de savoir quelles réformes sont souhaitables au niveau des institutions et au niveau des communautés et des individus.

Car force est de constater que les institutions sont mises à mal depuis plusieurs années - dégradation que la crise n'a fait qu'amplifier. La journaliste française d'origine grecque Alexia Kefalas le démontre bien dans son livre-reportage Survivre à la crise: La méthode grecque. Le taux de chômage vertigineux (particulièrement chez les jeunes) et la hausse du nombre de suicides montrent à quel point la société grecque est mal en point, bien sûr, mais le sentiment partagé par une grande partie de la population qu'il n'y a aucune perspective positive pour l'avenir démontre que les institutions ne sont plus en mesure de générer la confiance en leur capacité à améliorer la situation. Face à cela les Grecs se bricolent des solutions pour s'en sortir.

Les coupures dans le système de santé - imposées par les règles d'austérité du FMI - sont à ce point drastiques que le président de l'Union des médecins d'un hôpital affirme: «C'est la guerre des lits! Il n'y en a pas suffisamment. Des patients meurent parce que nous n'avons pas de quoi les soigner» (p.159). Pire: des patients, dévastés par la crise, n'ont plus les moyens de payer les frais médicaux. Face à cela, une quarantaine de médecins font du bénévolat après leurs heures normales de travail et soignent gratuitement les malades les plus démunis - on les appelle les «Robins des bois de la santé». Mais ils ne suffisent pas à la demande. Avant la crise, la Grèce était le pays européen qui comptait le moins de dépressions et de suicides. Depuis, c'est exactement l'inverse; en un an seulement, le taux de suicide a cru de 45%. Le suicide d'un pharmacien, Dimitris Christoulas en avril 2012 a marqué les esprits partout en Europe. Avant de se donner la mort sur la place centrale d'Athènes, il aurait crié: «Je n'en peux plus, je ne veux pas laisser de dettes à mes enfants!» Il a laissé une lettre, dans ses poches, dans laquelle il écrit : «Le gouvernement a réduit littéralement à néant mes possibilités de survie» (p.162).

Les mesures d'austérités imposées par le FMI, faisant de la Grèce le «premier laboratoire européen», selon les mots de A. Kefalas, ne sont donc pas que des décisions de bureaucrates du pouvoir politique néolibéral international et européen: elles sont, littéralement, meurtrières. Comment, dans ce contexte, les Grecs pourraient avoir confiance envers leurs institutions politiques qui les ont livrées en pâture aux diktats du FMI et de l'Union européenne? Face à cela, une grande partie de la population se révolte, sabote les initiatives gouvernementales et contourne toutes les institutions. Et il ne s'agit pas là d'actes isolés de quelques excités radicaux - toute la classe moyenne paie et s'oppose aux institutions. Résultat: la détérioration du pouvoir de l'État s'amplifie davantage. Un des exemples les plus frappants: la Grèce n'a pas de cadastre, d'innombrables résidences sont construites illégalement. On estime que 70% des constructions sont illégales au pays. Les Grecs ont même inventé un mot pour désigner cette réalité: afthaireto, qui signifie illégal tout en étant légal (p.81). Hors-là-loi, littéralement - en dehors de la loi, en marge des institutions.

Cette «marginalité institutionnelle» s'expérimente même là où on l'attend le moins. Au plus fort de la crise, en mars 2010, une jeune femme de Katerini, Anastasia Tsormpatzi, a décidé de créer des «soleils», une monnaie fictive remplaçant l'euro. Il s'agit en fait d'un système sophistiqué de troc. Depuis, une trentaine de villes ont créé leur monnaie locale. Bien plus qu'un réel système de survie, les «soleils» constituent un acte de protestation envers les institutions. Anastasia Tsormpatzi l'affirme sans ambages: «En Grèce, malheureusement, il n'y a plus de travail, plus d'argent et a fortiori plus d'euros. Nous n'accordons plus notre confiance à cette monnaie. Au moins, avec les soleils, on ne peut pas faire de spéculation, pas d'intérêt et pas de fuite dans les paradis fiscaux» (p.189). Pas de taxes payées à l'État, non plus. Ces gens ont décidé de vivre, littéralement encore une fois, hors-la-loi. Hors les institutions.

En revanche, ces mille initiatives reconstruisent, également, de nouvelles solidarités et de nouvelles institutions, en quelque sorte. Des institutions qu'on se bricole soi-même, des liens sociaux, sinon politiques, qu'on recrée, par nécessité et par protestation. S'agit-il là de la faillite morale et politique des institutions grecques, européennes, voire occidentales? Bien malin serait celui qui pourrait l'affirmer. L'ouvrage de A. Kefalas, cependant, montre clairement que la crise économique est d'abord la crise des institutions telles que nous les connaissons. Ce livre, reportage saisissant, se lit comme un avertissement: les conséquences terrifiantes de la crise en Grèce montrent que nul pays n'est à l'abri des effets dévastateurs des politiques d'austérité et, plus largement, de l'effondrement de la confiance envers les institutions et de la déliquescence des liens de solidarité qu'elles promettaient, il y a peu, de solidifier.

Le sociologue allemand Ulrich Beck, à cet égard, va plus loin. Le théoricien de la Société du risque (Aubier, 2001, éd. originale 1986) affirme que la crise européenne n'est pas économique, mais bien sociale et politique. S'il dit Non à l'Europe allemande, c'est qu'il rejette cette Europe «économique» - celle de l'austérité qui a détruit, justement, le politique au profit du tout économie. C'est à un nouveau contrat social, européen celui-là, qu'en appelle l'auteur. Un contrat social qui se base sur une transformation du politique, passant «de la logique de la menace de guerre à la logique de menace du risque» - selon laquelle «on a affaire à une coopération internationale pour se protéger contre les catastrophes» (p.71). Pour U. Beck, les institutions de l'État-nation ne sont plus en mesure de répondre à ces catastrophes (écologiques, sociales, économiques et politiques) appréhendées et réelles. L'État-nation ne répond plus à nos réalités. Les jeunes (la génération Y) le démontrent par leur grande mobilité géographique et sociale. C'est pourquoi le sociologue en appelle à «plus de liberté avec plus d'Europe»: «La société européenne des individus est aujourd'hui menacée par un capitalisme du risque qui dissout entités morales, appartenances et certitudes, fait naitre de nouveaux risques qu'il décharge ensuite sur les épaules des individus» (p.125). Faillite des institutions, encore, à regrouper les citoyens autour d'un projet politique commun. Car «la démocratie ne prend vie que dans la mesure où les individus eux-mêmes s'approprient le projet et construisent l'Europe ensemble» (p.133).

U. Beck en appelle à une refondation européenne qui dépasse les institutions de l'État-nation. Car la crise a créé un déséquilibre formidable, que son ouvrage souligne avec intelligence: nous vivons dans un monde où coexiste «un déséquilibre entre le pouvoir et la légitimité. On observe un pouvoir fort et une légitimité faible du côté du capital et des États, un pouvoir faible et une grande légitimité du côté des protestataires» (p.143). Aux conséquences de la crise, de multiples nouvelles exclusions économiques et sociales. L'auteur signale avec raison la nécessité de refonder les institutions sur des principes démocratiques, par la base, par les citoyens. De transformer à la fois les comportements des citoyens et ceux des États (européens, dans ce cas), à fin de redonner un véritable sens démocratique à la vie de la Cité.

L'expérience d'UNITAID

style= Le philosophe Jacques Plouin, épaulé par l'ancien ministre français Philippe Douste-Blazy (actuellement Secrétaire général adjoint des Nations unies) expliquent dans un petit livre comment UNITAID pourrait inspirer le renouvellement des institutions et de la solidarité. UNITAID (présidée par Douste-Blazy) est une organisation relevant de l'ONU dont le concept a été pensé à l'origine par le président Chirac et son homologue brésilien Lula da Silva. Sa mission est simple: centraliser l'achat de médicaments destinés aux peuples les plus démunis, visant à lutter contre les pandémies les affectant (paludisme, sida, tuberculose). Son budget (actuellement de 300 M$) est financé par une «taxe de solidarité» sur les billets d'avion récoltée par les pays participants. C'est l'idée selon laquelle «une microtaxe prélevée sur chaque billet d'avion pouvait, par la magie des grands nombres, faire que la mondialisation contribue enfin à la solidarité» (p.21). Une taxe «Robin des bois» créant la mondialisation de la solidarité, en quelque sorte.

Les auteurs sont fort optimistes - c'est le moins qu'on puisse dire: «la solidarité sauvera le capitalisme» (p.61) - quant à la capacité du capitalisme à se renouveler et, surtout, aux ONG et à la taxation de solidarité à être le moteur de cette transformation, appuyées par une gouvernance mondiale (p.93). Néanmoins, ce petit ouvrage montre concrètement comment une solidarité individuelle, par la microtaxation, appuyée par de nouvelles institutions issues des États-Nations est en mesure de transformer le monde. La solidarité sauvera le monde, de Philippe Douste-Blazy et Jacques Plouin (Plon, 2013, 129 p., ISBN 978-2-259-22167-2, 10,95$)

Mais est-ce véritablement la crise de 2008 qui est à l'origine de la faillite de nos institutions, de la création de puissances économiques et politiques nouvelles qui minent le fondement de notre vie politique? Le journaliste et essayiste Hervé Kempf dans son dernier ouvrage, Fin de l'Occident, naissance du monde, affirme, d'entrée de jeu, que doit cesser notre obsession envers la crise économique. Cette n'est qu'un épisode de l'histoire d'un mode de vie désormais insoutenable, celui de l'Occident. D'habitude polémiste, l'auteur pratique ici un style davantage pragmatique. Son ouvrage s'appuie sur un constat qui n'est pas nouveau: «les contraintes écologiques interdisent que le niveau de vie occidental se généralise à l'échelle du monde» (cf. la recension de quelques ouvrages sur la question ici même, dans ma chronique «Un monde fini»).

Cet ouvrage possède le mérite de la concision, de la clarté et d'offrir des pistes de réflexion pour la suite des choses. En deux mots, H. Kempf soutient que l'économie mondiale vit un «moment historique de convergence» (p.61), d'égalisation des conditions matérielles d'existences, écologiquement impossible à soutenir, qui entrainera nécessairement une réduction de la consommation matérielle des pays occidentaux. Or jusqu'à maintenant, économistes et autres experts et membres des élites politiques ont appliqué une pensée magique à leur (notre) compréhension du développement économique: «ce qui a eu lieu arrivera» et «agissent de la même manière que dans les sociétés traditionnelles, en fondant leur conduite sur le retour infini du même» (p.39). Bien plus, cet abaissement du niveau de vie matériel des Occidentaux a déjà commencé - la crise sans fin que nous connaissons en est une première étape - lequel repose sur les épaules des pauvres et des classes moyennes.

Seules deux issues s'offrent à nous, humains, comme le souligne d'ailleurs A. Kefalas pour les Grecs: réinventer notre mode de vie commune ou sombrer dans la violence. Autrement dit, trouver collectivement des modes d'organisation inédits, car «il ne s'agit plus de répartir l'abondance, l'enrichissement sans fin promis par la croissance, mais d'organiser la sobriété» (p.91; c'est l'auteur qui souligne). Pour Hervé Kempf, cela s'ordonne selon trois grands axes: «reprendre la maîtrise du système financier, réduire les inégalités, écologiser l'économie» (p. 94 et suiv.).

Il s'agira, à coup sûr, de refonder nos institutions afin de favoriser une plus grande solidarité, une plus grande justice et de s'assurer que l'humain ne vive plus au-dessus de ses moyens écologiques. L'organisme Global Footprint Network nous rappelait récemment que notre mode de consommation actuel nécessiterait, en réalité, 1,5 planète Terre. Nous vivons déjà au-dessus de nos moyens. Malheureusement, au-delà des principes généraux ou des expériences anecdotiques, ces trois ouvrages laissent sur notre faim. Comment, concrètement, penser un «nouvel état du politique [qui] signifierait la régression de l'individualisme hystérique auquel est parvenu le capitalisme dans sa phase finale, et l'adoption des valeurs de solidarité et de communauté», comme l'appelle Hervé Kempf (p.125)? Il faudra trouver ailleurs des plans concrets de refondation de nos institutions et de notre «vivre-ensemble». Les expériences grecques racontées par A. Kefalas montrent le potentiel qu'a l'humain de se bricoler un nouveau monde, et les analyses de H. Kemp et de U. Beck sont la preuve qu'une réflexion fondamentale sur le renouveau de nos institutions est possible. D'autres ouvrages proposent des solutions étoffées et concrètes pour cette refondation, qui seront l'objet d'une chronique ultérieure.

Fin de l'Occident, naissance du monde, de Hervé Kempf (Seuil, 2013, 151 p., ISBN 978-2-02-108463-4, 21,95$).

Survivre à la crise: La méthode grecque, de Alexia Kefalas (La Martinière, 2013, 204 p., ISBN 978-2-7324-5825-0, 29,95$).

Non à l'Europe allemande: Vers un printemps européen? de Ulrich Beck (Autrement, 2013, 157 p., ISBN 978-2-7467-3493-7, 19,95$).

Dans cette chronique, Ianik Marcil propose une recension critique d'essais de sciences humaines et sociales ou de philosophie pour mieux nous aider à décoder notre monde et ses défis - et réfléchir aux solutions qui s'offrent à nous.

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