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La logique à deux balles

Il suffit de réfléchir à l'armement toujours plus grand, toujours plus imposant du corps policier montréalais pour comprendre qu'il souscrit à une attitude de confrontation.
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Cher policier sans nom,

J'ai encore en souvenir les images douloureuses de ces gens qui se frappaient sans retenue. Dans la fureur de cris humains, la tourmente des sirènes et la fumée de feux épars, des policiers matraquaient des civils. Quelques fois, des civils prenaient un policier en souricière et, à leur tour et de toutes leurs forces, le rouaient de coups. La violence était telle que dans le branle-bas, malgré les uniformes, on ne distinguait plus les camps. Tout ce qu'on voyait, c'était une humanité qui se retournait contre elle-même.

Ces images qui brûlent ma mémoire ne me viennent pas du Québec, mais de Bolivie. Remarque, ç'aurait pu être ailleurs sur Terre : un de ces moments de grands déchirements où les règles tombent et la violence prend le dessus. C'était en 2008, dans une crise qui a mené à une escalade de violence, une formule désormais tellement usée qu'on ne s'en étonne plus. Des escalades de violence, il y en a tous les jours, même au Québec : de cette discussion anodine qui tourne au vinaigre à cet accrochage qui vire aux poings entre deux automobilistes. Mais ce qui m'inquiète davantage, ce sont ces escalades de violence qui définissent trop souvent les manifestations, depuis quelques années. Et j'aimerais comprendre, au lendemain de ce geste que tu as posé, ce qui t'a fait saisir ton arme pour menacer des gens qui n'avaient pour seule défense que leurs mots et leur espoir.

Cher policier, je sais que tu as un nom. Mais parfois, quand tu es là, parmi les tiens, sous ton casque et derrière ton bouclier, il me semble que tu n'en as plus, de nom. Et, puisque nous y sommes, te déguiser en civil, te cacher derrière une cagoule : vraiment ? Il faut bien l'avouer, tu as toi-même renoncé à ton identité. Tu n'as qu'un matricule, un numéro qui efface ton individualité au profit du groupe, de ton clan. Un peu comme les Yankees de New York, qui ne portent sur leur chandail qu'un numéro, sans nom, pour rappeler qu'ils forment une équipe. Ça a l'air beau comme ça, mais si cette équipe ne va nulle part, si vos leaders vous mènent sur le mauvais chemin, ne serait-ce pas bien de te rappeler ton nom, ta conscience, ton libre arbitre ?

Quand même, qu'on se le dise, je peux comprendre la tension d'une manifestation, le sentiment d'oppression que l'on peut ressentir, entouré d'une poignée de gens qui matraquent l'air de leurs mots. J'imagine bien l'inconfort de la situation, mais je ne comprends toujours pas. Que faisiez-vous là, tes collègues et toi, cachés derrière vos cagoules, brandissant à tue-tête la loi P-6 que vous enfreigniez vous-mêmes ? Que faisiez-vous là, armés jusqu'aux dents, menaçants des gens qui défendaient la même cause que vous ? Êtes-vous à ce point déchirés entre votre emploi et vos revendications qu'il vous faut vous déguiser en citoyens pour apaiser votre dilemme ? Tu peux m'aider à comprendre ? On ne vous entend pas, on ne vous entend jamais. On n'entend que vos chefs, qui parlent le même langage que nos dirigeants, dont les mots sont des canons pointés sur nous.

Je te parle de ces images de Bolivie que j'ai en tête et il me semble que ton geste est exactement ce qui mène vers cette violence. Remarque, peut-être que je ne peux pas comprendre. Après tout, je suis un homme blanc, québécois et issu de la classe moyenne. À chaque instant de ma vie, je suis béni : mon intégrité physique n'est pas menacée. Il y a eu cette fois à Delhi, où j'ai passé à travers une foule de gens qui m'ont invité à quitter prestement, parce que même dans mon sourire luisait les canines de l'Occident. Et puis cette fois dans la douche, où ma blonde avait tiré la chasse d'eau et que je craignais que l'eau devienne glacée. À part ça, je ne vois pas. Je suis tellement bien protégé, il est possible que je ne comprenne pas cette violence.

Mais toi, tu peux comprendre. Tu sais ce que ça fait, d'avoir le canon d'une arme pointée sur soi. Tu sais le pouvoir que peut avoir une arme dans ce monde, et que le pouvoir vient toujours avec de grandes responsabilités. Et je veux bien chercher à te comprendre, à te pardonner s'il le faut, parce je sais que tu es loin d'être le seul responsable de tes actes. Je sais que pour comprendre l'escalade de violence de la situation, il ne suffit pas de retracer les événements de cette journée, de cette manifestation. Il faut penser à tous ces gestes qui ont fait augmenter la violence. À cette posture de répression que le corps policier adopte depuis quelques années, aux nombreuses confrontations que vos chefs vous ont imposées avec les manifestants, dans la rue. Il faut penser à tous ces sondages, à toutes ces harangues médiatiques qui demandaient que les manifestations cessent, à n'importe quel prix, fut-ce celui de taper sur des gens sans défense. C'est une escalade, rappelons-le, et on n'arrive pas au sommet sans d'abord grimper la montagne. Mais ce qui m'inquiète, c'est que je ne vois pas le sommet de cette escalade. Dis-moi, on s'en va où comme ça ?

Aujourd'hui, je n'ai plus besoin de me remémorer les images de la Bolivie pour penser à l'horreur et je m'en désole. Il suffit de réfléchir à l'armement toujours plus grand, toujours plus imposant du corps policier montréalais pour comprendre qu'il souscrit à une attitude de confrontation. Il m'est impossible de ne pas songer à la logique qui habite les défenseurs du port d'arme aux États-Unis. À cette logique qui suggère que le meilleur moyen d'enrayer la violence est de se protéger avec une arme. Plus d'armes. Si tu veux la paix, prépare la guerre, qu'ils disent encore.

Depuis quelques années, nous assistons à une escalade de violence que nous refusons d'appeler répression armée. Certains ont perdu un œil, d'autres ne dorment plus la nuit, recroquevillés dans la peur, le traumatisme. Je ne sais pas encore de combien de nouveaux événements nous avons besoin pour comprendre que cette logique violente ne vaut rien. Cher policier sans nom, toi qui au bout de ta peur, dans le réflexe de ta main, as brandi ton arme pour te protéger, toi qui perds chaque jour un peu de ton humanité en participant à cette escalade, toi qui te retournes contre les tiens, que dirais-tu de poser les armes et de parler, enfin ? Parce qu'il ne faut jamais, jamais plus, qu'une arme pointée contre un être humain soit la réponse à la peur.

Ce billet a aussi été publié sur mon blogue personnel.

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