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Lettre à Émile Zola

Je sais, j'arrive un peu tard, mais que voulez-vous, on ne choisit pas l'époque où l'on naît.
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Voici deux morceaux d'une lettre que j'ai écrite à Émile Zola le mois dernier. Retrouvez en l'intégralité sur sarahroubato.com

Monsieur Zola,

Comme il paraîtra prétentieux d'écrire à l'un des plus illustres hommes de notre histoire. On pensera: «Pour qui elle se prend, pour son héritière?» Mais c'est le privilège de ceux qui ont marqué notre mémoire collective que d'appartenir à tout le monde, et que n'importe qui puisse encore dialoguer avec eux. Et, Monsieur Zola, si des mineurs avaient leur place dans le cortège qui vous accompagnait, au milieu des ministres, des Clémenceau, des Jaurès et des tambours militaires, j'y aurais bien ma place, moi aussi. Je sais, j'arrive un peu tard, mais que voulez-vous, on ne choisit pas l'époque où l'on naît.

Vous avez écrit :

«Chaque fois qu'un jeune homme de province tombe chez moi pour me demander conseil, je l'engage à se jeter en plein dans la bataille, dans le journalisme... Combien je le préfère dans la lutte quotidienne qui seule fait connaître les choses et les hommes! ... On dit que la presse en vide beaucoup de ces jeunes gens: sans doute, mais elle ne vide jamais que ceux qui n'ont rien dans le ventre.»

Que pensez-vous de la presse d'aujourd'hui? Vous aviez perçu la force naissante de l'opinion publique au moment de votre combat pour Dreyfus. Les débats se faisaient alors dans les journaux. Les écrivains y avaient des colonnes entières pour parler de la société, hors des rubriques littéraires. Même les futurs dirigeants politiques écrivaient. Aujourd'hui, ceux-là qui prétendent représenter le peuple et s'adresser à lui n'écrivent plus leurs propres discours. Aujourd'hui, c'est ceux qui n'ont rien dans le ventre qui publient. De l'information, des résumés, des compte-rendus. Et ceux qui ont quelques chose dans le ventre ont... les cheveux blancs.

Et certains d'entre eux daignent me rencontrer, c'est pour me dire: «Ah il y a dix ans, c'est sûr que vous auriez eu votre chance...», «Merci pour votre article mais nous ne prenons pas de pigistes», «Votre message a bien été reçu. Si nous ne donnons pas suite...». La plupart du temps, on ne dit rien. Les journaux indépendants sont à l'agonie. Restent les blogs et les journaux en ligne qui prennent son travail sans le rémunérer, contre une «visibilité». Quand écrire n'est pas un passe-temps mais une raison d'être et un métier, doit-on accepter de se retrouver dans les blogs des lecteurs?

Figurez-vous, il y a un an, un jury d'une radio communautaire m'a dit que mon émission était refusée car «faire réfléchir un artiste à sa démarche, ça le mettrait mal à l'aise». Il faut rester dans l'information et la promotion. Vous l'aviez d'ailleurs pressenti:

«Là est la formule nouvelle: l'information. C'est l'information qui, peu à peu, en s'étalant, a transformé le journalisme, tué les grands articles de discussion, tué la critique littéraire, donné chaque jour plus de place aux dépêches, aux nouvelles grandes et petites, aux procès-verbaux des reporters et des interviewers. Il s'agit d'être renseigné tout de suite.»

Tout de suite, voilà le mot d'ordre. Court article visible sur le téléphone, à la pause déjeuner. C'est que les gens, Monsieur Zola, ne lisent plus de longs articles. Voyez, je suis obligée de couper cette lettre en morceaux pour être sûre qu'elle soit lue en entier.

À demain, donc.

Le 12 juillet 2015.

Je ne sais si un écrivain a été autant haï et aimé que vous l'avez été. Caricaturé, livré aux chiens, tué... pour avoir crié la vérité. Reconnu par les plus grands et par les plus humbles. La plus belle preuve, vous ne l'avez pas vue, Monsieur Zola. La voici. À votre enterrement, au milieu des grands hommes, un régiment de mineur a marché en scandant «Germinal! Germinal!» À chaque fois que j'y pense, les larmes me viennent. Quelle plus belle preuve de réussite un écrivain peut-il espérer? Oui, ils sont sortis vers la lumière, dans leur uniforme de bête des fonds de la terre, esclaves de la nuit, avec à la bouche un seul mot: le titre de l'une de vos œuvres. Et dans ce siècle commençant, avec Jaurès qui était présent, c'était un espoir qui marchait devant votre tombe. Mais c'est vous, cette fois, qui étiez sous la terre.

Je vous admire d'autant que votre courage est celui d'un homme nerveux, qui avait un cheveu sur la langue et la peur des foules. Vous n'avez rien d'un héros de roman. Vous vous êtes jeté dans un combat en tremblant autant de rage que de peur. Vieillard myope, qui a été un moment de la conscience humaine.

D'ailleurs personne n'a été dupe, Monsieur Zola. Vous aurez beau expliquer que vous n'êtes qu'un observateur scientifique, l'inspiration poétique transparait à chacune de vos pages. Voilà pourquoi elle parle à tous. Toute votre œuvre tient sur un équilibre miraculeux entre la rigueur de l'observation et le jaillissement poétique. Cela je le garderai toujours comme modèle.

Écrire pour donner une voix à ceux qui n'en n'ont pas, pour dénoncer les injustices et les lâchetés d'un monde que l'on aime trop pour ne pas le critiquer. C'est de votre constante révolte et de votre amour de l'homme et de la nature que je me sens héritière.

Que les critiques, les haines, les caricatures, les procès, les menaces, l'exil, les hommages... et la mort aient été dirigées vers un homme qui n'a fait qu'écrire, je ne sais si c'est encore possible aujourd'hui. Car je ne sais si les mots ont encore cette force. Je suis peut-être une survivance de ces espèces animales qui aurait dû s'éteindre et qui s'obstine à rester: comme les crocodiles ou les tortues. C'est pourtant en regardant ce que vous avez traversé que je m'obstinerai à écrire. Quitte à rester dans l'anonymat et l'oubli. J'aurais au moins mérité d'avoir osé m'adresser à vous. Comme le disait votre ami et défenseur Georges Clémenceau: «Échouer même est enviable, pour avoir tenté.»

Merci, Monsieur Zola.

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