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Éthique du travail: courage où es-tu?

Que faut-il penser comme citoyens de ces fuites policières toujours plus nombreuses et de leur surexploitation médiatique?
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barbol88 via Getty Images

Printemps 2017. Le policier-syndicaliste Yves Francoeur alléguait que des enquêtes sur deux députés libéraux, à ses yeux abouties depuis plus de cinq ans, n'arrivaient toujours pas à des mises en accusation conséquentes. Une bombe puante, auraient dit les Français, lâchée crûment dans l'espace public. Si les médias et les oppositions parlementaires ont fait leurs choux gras de cette déclaration incendiaire, plusieurs observateurs s'inquiétaient déjà d'un tel manquement à son serment professionnel et du discrédit ainsi jeté sur tout le système judiciaire.

Pourquoi cet officier de la justice s'est-il senti l'obligation de couler pareille information et ce jour-là précisément? Avait-il l'intention d'écorner l'image du gouvernement et de le punir, par avance, d'un projet de loi sur le port obligatoire de l'uniforme policier? S'agissait-il d'un authentique lanceur d'alerte (encore un!) exaspéré que des enquêtes soient, toujours selon lui, bloquées quelque part dans un dédale d'influences malsaines?

Il revient à l'accusateur d'examiner et de répondre pour lui-même à ces questions auxquelles s'ajoutent cependant des questions plus larges : que faut-il penser comme citoyens de ces fuites policières toujours plus nombreuses et de leur surexploitation médiatique? Pourquoi notre machine collective à malmener des réputations s'emballe-t-elle toujours aussi facilement? Étonnant.

Une enquête policière mixte a, quoi qu'il en soit, été déclenchée pour vérifier le fondement de ces allégations. Résultat des courses : allégations sans fondement, aucun trafic d'influence avéré, aucune infraction criminelle commise. Francoeur s'entête, persiste et signe. Mais, pour le ministre responsable et les autorités enquêteuses, le dossier est clos. Point barre.

La qualité de l'information (sa pertinence et sa justesse) s'est certes imposée comme condition nécessaire d'une saine gestion des organisations et de la gouvernance éclairée des sociétés. Mais les choses se compliquent singulièrement quand on ne sait plus quoi dire ni à qui le dire. Quand on ne sait plus quoi taire, par exemple, en cas de collision entre deux éthiques de travail. Ici, le travail policier assujetti au principe de la présomption d'innocence et de la confidentialité des enquêtes en cours; là, l'activité journalistique en principe soucieuse des faits et du droit du public à l'information. Dévoiler et faire la lumière donc, mais où, quand et comment? Pourquoi pas un p'tit détour par la philosophie!

Soit, l'usage privé de la raison qui concerne au premier chef "ce qu'on a le droit de faire de sa raison dans tel ou tel poste civil, ou fonction qui nous est confié". Kant, Qu'est-ce que les Lumières?

Le philosophe Kant nous offre une distinction utile sur ce qui peut et doit être dit, en toute légitimité, dans l'espace public. Soit, l'usage privé de la raison qui concerne au premier chef « ce qu'on a le droit de faire de sa raison dans tel ou tel poste civil, ou fonction qui nous est confiée » (Kant, Qu'est-ce que les lumières?).

Il y va parfois de l'intérêt public de se conformer, sans ronchonner, à ce qui est demandé, question de ne pas discréditer les fonctions dévolues aux uns et aux autres. Ainsi, il serait très dangereux, poursuit Kant dans ce petit texte lumineux, « qu'un officier, qui a reçu un ordre de ses supérieurs, se mît à raisonner dans le service sur l'opportunité ou l'utilité de cet ordre; il doit obéir ». Nous serions ou devrions être, tous autant que nous sommes et à ce moment précis de l'exercice de notre métier, des exécutants loyaux à l'organisation et respectueux de sa mission première. Devoir de réserve n'est-ce pas?

Nous pourrions être à l'inverse moins conformistes et plus actifs lorsqu'il s'agirait d'user publiquement de notre raison. Non pour dénoncer et couler des informations (comme dans l'affaire Francoeur qui nous occupe), non pour se désolidariser d'un travail collectif exigeant ou trop lent, mais pour questionner publiquement, en écrivant ou autrement, des styles ou des manières de faire, des processus, des codes et des règles de l'organisation. Ainsi en irait-il pour une critique des dysfonctionnements politiques plus généraux ou des injustices criantes.

Kant reconnaitra, et cela a de quoi rassurer celles et ceux qui aiment bien s'exprimer sur tout, que le citoyen n'aille pas à l'encontre de son devoir s'il expose publiquement, courageusement, un point de vue réfléchi sur le caractère inconvenant de telle ou telle loi, mesure ou procédure. S'agissant là, non seulement de la liberté d'expression ou d'un devoir citoyen, mais de la responsabilité de communiquer au public ce qu'il trouve discutable, erroné ou injuste dans le système. Plus facile à dire qu'à faire évidemment puisque cela demande un peu de recul et une certaine élévation.

Kant, depuis son lointain 18 siècle, ne pouvait évidemment anticiper ce que deviendraient les organisations modernes : organigrammes compliqués et division sophistiquée du travail, tâches exigeantes et environnements incertains. Et quiconque y a oeuvré suffisamment longtemps sait la difficulté d'en arriver à des consensus durables sur les manières de faire les choses. Les bonnes pratiques, dirions-nous aujourd'hui.

Au nombre des obstacles à la bonne marche d'une organisation moderne: les luttes corporatistes et les guerres d'égos, les rapports de force et l'accaparement pernicieux des ressources; les procrastinations, les faux-fuyants et la mauvaise foi; le suivisme, l'absentéisme ou le présentéisme (le corps y est, mais la tête est ailleurs), etc. Autant de postures mille fois observables dans les réunions de travail. Autant de démarches stériles venues le temps d'infléchir une direction à une équipe de travail, de fixer des objectifs qui fassent sens pour tout le monde.

Le propos pourra paraitre réducteur, mais pourquoi se réunir sinon pour discuter ouvertement des pratiques de l'organisation, de ses travers, des solutions possibles à ses problèmes concrets? Est-ce trop attendre de nos rencontres professionnelles? Peut-être.

Mais si les choses se passaient comme elles devraient se passer, l'éthique de travail et le devoir de réserve seraient possiblement mieux compris et sans doute mieux assumés. Peut-être y aurait-il alors moins de fuites ou de silences complices, moins de ces petites trahisons que des démarches internes correctement conduites auraient possiblement pu éviter. Courage, où es-tu?

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