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Le bal des menteurs et la diplomatie

Il est clair pour ceux qui suivent les affaires de plagiat dans le monde universitaire, ou de pédophilie dans l'Église catholique, que le mensonge est très répandu dans nos sociétés, même en dehors de la politique. Néanmoins, dans l'espace public et les relations internationales, le mensonge est la norme.
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En 1971, la philosophe Hannah Arendt publiait un article sur le mensonge en politique ("Lying in Politics: Reflections on The Pentagon Papers", New York Review of Books) et y déclarait qu'en général on considérait que les mensonges étaient justifiés dans les transactions politiques.

Il est clair pour ceux qui suivent les affaires de plagiat dans le monde universitaire, ou de pédophilie dans l'église catholique, que le mensonge est très répandu dans nos sociétés, même en dehors de la politique. Néanmoins, dans l'espace public et les relations internationales, le mensonge est la norme. La diplomatie consiste bien souvent à savoir que l'autre ment ou triche, mais à continuer quand même à négocier. Entre croyance et méfiance, diplomates comme citoyens doivent se frayer un chemin difficile pour accéder à la vérité et aux prises de décisions.

Sur la Syrie, nul besoin dans les pays occidentaux, de faire de gros efforts pour comprendre qu'Assad cherche à gagner du temps et utilise la proposition russe dans ce but. Poutine est constamment présenté comme un autocrate peu fiable, ce qui n'est pas faux. Inutile donc de creuser ce sillon bien connu. On ne peut pas faire confiance à Poutine et Assad mais est-ce à dire que l'on peut plus faire davantage confiance à Obama et Hollande car ils sont à la tête de démocraties? Dans le cas des États-Unis, la seule puissance qui compte sur le plan militaire, les mensonges précédant une guerre afin de conditionner l'opinion sont fréquents: Johnson pour le Vietnam en 1964, Bush pour l'Irak en 2003. Tous les médias occidentaux déconstruisent les affirmations russes, mais sont plus portés à croire Obama. La méfiance vis-à-vis de Poutine semble donner du crédit à Obama. Pourtant, la vérité choisit parfois de bien étranges bouches pour s'exprimer, surtout si dire la vérité, toujours partielle, permet de gagner des points dans une lutte diplomatique.

Poutine a pris Kerry au mot. Ce dernier avait, peut-être, lancé une affirmation sans y réfléchir longuement. Que Kerry ait dit vrai ou pas lorsqu'il affirmait que la Syrie avait une semaine pour signer la convention sur les armes chimiques et ouvrir son territoire aux inspecteurs, Poutine a saisi la balle au bond et sorti Obama d'un guêpier au Congrès. Obama pourrait maintenant prendre Poutine au mot et enfoncer un coin entre Assad et la Russie. Qu'il y ait des mensonges ou des manipulations n'est donc que secondaire dans cette optique.

Contrairement à ce que disent de nombreux observateurs, la Russie n'est pas un allié indéfectible d'Assad. Elle pourrait le lâcher comme les États-Unis l'ont fait avec Saddam Hussein, le massacreur chimique, ou la France avec Kadhafi, d'abord riche ami puis ennemi sanguinaire. La Russie veut garder ou retrouver son rang sur la scène internationale et un rôle en Syrie, mais pour ce faire elle n'a pas besoin d'Assad. Le dictateur syrien s'est empressé de rentrer dans le rang russe, car il sait qu'il n'a pas beaucoup d'alliés puissants.

La position américaine qui paraît fort fluctuante, voire hésitante, n'est peut-être pas celle qui semble être dictée par des considérations éthiques. L'opinion publique et l'état de l'économie américaine plaident contre une intervention militaire.

Que les Syriens meurent en masse suite à des attaques au sarin, est-il plus grave que des morts en masse suite à des bombardements dont on parle moins? La position américaine réelle n'est-elle pas proche de celle évoquée par Edward Luttwak dans Le Monde du 4 septembre? "Seul un statu quo est tenable en Syrie".

Ainsi, les États-Unis, mais aussi Israël, souhaiteraient que le conflit s'éternise sans réel vainqueur, mais avec une Syrie toujours faible et facteur de faiblesse pour l'Iran. Luttwak expliquait qu'il fallait soutenir tantôt un camp, tantôt l'autre pour arriver au chaos parfait. Alain Joxe a intitulé un des ses livres L'Empire du chaos. L'Irak est aujourd'hui dans cet état de chaos et de guerre de tous contre tous.

Si l'on dépasse le stade de la méfiance naturelle envers les dirigeants que l'on n'apprécie pas, il est possible de se rendre compte qu'il y a des zones d'accord derrière les oppositions affichées. La Russie comme la classe politique et les militaires américains se méfient de l'islamisme et emploient parfois des méthodes expéditives pour lutter contre les terroristes (que Poutine, selon ses dires en 1999, est prêt à "buter jusque dans les chiottes" alors qu'Obama préfère les drones). La Russie et les États-Unis n'ont-ils donc pas, au-delà de leur évidente opposition géopolitique, tout de même un même désir de faire durer la chaos et le statu quo en Syrie? Pour les États-Unis et Israël, cela met la Syrie hors d'état de nuire et permet de fragiliser l'Iran et, pour la Russie, son influence dans le monde et son intimidation des islamistes en sortent renforcées.

Dans ces jeux complexes, la mort des civils, par gazage ou bombardements, n'est que "secondaire". Les démocrates syriens qui ont commencé la révolution en 2011 sont pris entre le marteau du dictateur et l'enclume des islamistes et ne peuvent trouver de solution militaire. Assad gagne du temps, Poutine gagne du rang et Obama gagne en perdant. Hollande, quant à lui, sans allié qui le respecte, est bien perdu dans ces équations qui ne comptent que pour les acteurs importants. Dans le bal des menteurs, la diplomatie peut tirer son épingle du jeu, comme l'illustrent les propos fort avisés de Hans Blix dans Le Monde du 13 septembre. ("La proposition russe doit être utilisée comme un tremplin vers un cessez-le-feu").

La géopolitique n'est pas la plomberie où la séquence "problème, intervention, solution" est habituelle. Les solutions dans les cas de guerre civile sont difficiles et prennent longtemps (voir l'Irlande) ; parfois on ne voit pas la fin des conflits (Israël-Palestine). Il est donc possible que la guerre en Syrie dure des années ou que les deux camps, épuisés, parviennent à un compromis bancal.

Le bal des menteurs peut faire une pause et alors, de jeu sémantique en agenda caché, les deux grandes puissances pourront peut-être s'entendre pour forcer les autres à arrêter les tueries. Les indignations morales sont légitimes, elles ne suffisent pas à mettre fin aux guerres qui se terminent lorsque les menteurs se fatiguent de leur poker ou n'ont plus de cartes.

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