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Chavez Forever! Triomphe de la pop-politique?

L'adoration de Chavez révèle que Dieu manque au Venezuela. Rien de plus". Vraiment, rien de plus ? Cette hybridation de l'humain et du divin, ainsi que son culte, ne représentent-ils un triomphe de la pop-politique?
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CARACAS, VENEZUELA - MARCH 07: View of a tattoo of a supporter of Chavez in front of the chapel where the body of the dead president remains on March 7, 2013 in Caracas, Venezuela. (Photo by Gregorio Marrero/LatinContent/Getty Images)
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CARACAS, VENEZUELA - MARCH 07: View of a tattoo of a supporter of Chavez in front of the chapel where the body of the dead president remains on March 7, 2013 in Caracas, Venezuela. (Photo by Gregorio Marrero/LatinContent/Getty Images)

"Chavez siempre, Maduro présidente": en espagnol le slogan de campagne du gouvernement pour les élections présidentielles, rime. Toutefois, lorsqu'en 2003 j'ai vu des militants chavistes portant déjà l'inscription "Chavez Forever !" sur leurs t-shirts, ni eux ni moi ne pouvions nous figurer ce que cela signifierait une décennie plus tard. Au-delà du vœu pieux, de la provocation astucieuse et de la stratégie publicitaire, le lieutenant-colonel devenu président a certainement réussi son pari : conjuguer l'exercice du pouvoir et la maitrise du temps de sorte qu'une impression de toute-puissance s'en dégage.

C'était déjà le cas lorsqu'il mettait fin par télévision à sa tentative de coup d'État en 1992 avec son fameux "pour l'instant nous n'avons pas atteint les buts...". Puis, en faisant sauter le verrou qui empêchait la réélection immédiate, la constitution bolivarienne de 1999 ouvrirait la possibilité du "go for ever and ever", garanti enfin par l'amendement de 2008. Mais c'est avec sa mort que la boucle d'une telle conjugaison est bouclée. Source de fascination symbolique et de légitimation épique, cette mort met au jour les enjeux realpolitiks d'un héritage autant convoité que clivant. Alors, la consécration du "Chavez Forever !", serait-elle une preuve du triomphe de la "pop-politique"?

L'usage tous azimuts du "populaire", avec ses assignations identitaires ou relationnelles habituelles (le "peuple", la "communauté", les "pauvres", favoriser les valeurs des majorités, étaler une "com" facile, etc.), caractérise la pop-politique. Son expressivité qui détone est censée faire le "buzz" en privilégiant les formules-choc et les raccourcis. En politique comme en musique, le "pop" fonctionne comme un "passe-partout": la target publicitaire devient alors presque infinie. Dire l'attachement politique au populaire généralisé, tout en l'abrégeant, permet également une correspondance avec la sémantique lâche du populisme. En plus, l'abréviation rajuste dans l'usage ordinaire les qualificatifs pompeux des administrations vénézuéliennes: p.e. "Minpopsanté" au lieu du "ministère du Pouvoir populaire... de la santé". La pop-politique doit enfin compter sur des ambassadeurs générateurs de couverture médiatique, et ceux du chavisme sont de taille : Oliver Stone, Lula, Sean Penn, Maradona et Naomi Campbell, mais aussi Bachar Al-Assad, Carlos El Chacal, Lukashenko, Khadafi, Mugabe ou Ahmadinejad.

Le billet de Pedro José Garcia Sanchez se poursuit après la galerie

Hugo Chavez

Hugo Chavez

Du "pour l'instant" putschiste à la prétention d'éternisation, que révèle une telle gestion du temps en politique? Les 5 mars, à part remémorer leurs leaders (embaumés ou pas), staliniens et chavistes pourront reconsidérer ensemble le clin d'œil de l'Histoire. "Chavez Forever" réussit pourtant à faire disparaître l'au-delà, car il arrive à réaliser le toujours ici et maintenant.

Resituons, cependant, deux travers conventionnels qui, vus depuis l'Europe, brouillent fréquemment la compréhension du contexte où la pop-politique chaviste se déploie:

  • Le binôme droite - gauche n'est pas au Venezuela le socle premier (ou, en tout cas, pas le seul, ni le plus significatif) à partir duquel les appartenances sociopolitiques et les modes de relation avec le pouvoir se structurent. Celui du civil - militaire serait historiquement plus juste et sociologiquement plus approprié. Les asymétries inoculées par ce binôme dans le corps social vénézuélien sont importantes pour comprendre le chiffre inouï de 177.000 assassinats entre 1999 et 2012 (selon le regroupement des ONG humanitaires "Forum pour la vie"), sans pour autant avoir vécu une guerre.
  • Le choix entre "dictature" et "démocratie" pour qualifier et évaluer la gouvernementalité chaviste est un leurre, et y insister bénéficie surtout à ceux qui font de cette caricature binaire leur fond de commerce. Une tradition latino-américaine d'expériences républicaines plus ou moins autocratiques l'a précédée : Perón en Argentine, Fujimori au Pérou, Hugo Banzer en Bolivie, pour ne citer qu'eux. Le chavisme a raffiné la modernité de cette tradition. Le "socialisme (autoritaire) du XXIe siècle" demeure ainsi "démocratique" à une double condition :
    1. maitriser les moyens pour que le franchissement des lignes rouges ne soit perçu que de manière occasionnelle ou intermittente et...
    2. faire l'impasse de la séparation de pouvoirs comme principe politique pouvant offrir des gages de liberté, d'indépendance et de justice.

Comment comprendre alors ce triple attachement : au pouvoir, à celui qui l'incarne et à l'univers constitué par ceux qui ont été "touchés par la grâce chaviste"? N'oublions pas que, s'agissant d'un pétro-État (et non des moindres : premières réserves mondiales et l'un des principaux fournisseurs des États-Unis, des pays latino-américains et caribéens), l'impression de toute-puissance ne sera pas que symbolique. Ni la tentative de coup d'État de 2002, ni la progressive réduction des soutiens du régime aux inconditionnels, ni les réussites sociales ou l'économie incertaine (1) détourneront les chavistes du but fédérateur principal : rester au pouvoir coûte que coûte. Selon Moises Naim, l'auteur du Livre noir de l'économie mondiale, "l'enseignement de Chávez conduit à la supercagnotte du 'Latino-million' : une fois arrivé au pouvoir on n'a pas à le quitter et on peut le garder pendant des décennies".

Ce desideratum n'est aucunement une invention chaviste, ni anti-chaviste d'ailleurs. En particulier dans une région où cette propension au maintien au pouvoir relève d'une prétention patrimoniale constituée historiquement sur la spoliation du domaine public. Au Venezuela ce domaine est devenu progressivement l'apanage de "la communauté", c'est-à-dire la façon politiquement correcte d'identifier son propre groupe. Cette figure légitime des collectifs et détermine l'exercice du droit de cité. Des "cercles bolivariens" aux "conseils communaux", la pop-politique organise la société vénézuélienne entre la "milice" paramilitaire et la "commune" clientéliste. Pratiquer un utilitarisme rentier pop-politisé employant un packaging socialiste ne serait-ce alors le propre du chavisme ? Pour y parvenir ont été mises à profit, certes, les nombreuses élections libres réalisées, l'opportune identification avec les carences des pauvres et la communion avec la sémantique populaire. Mais il en va de même avec le maniement de la menace comme conditionnant sociopolitique, la mainmise sur les média2, ainsi que l'utilisation discrétionnaire et sans aucun contrôle des ressources pétrolières. Les discours les plus incendiaires contre l'impérialisme nord-américain et le capitalisme se font en parallèle des mesures gouvernementales prises pour rassurer le marché pétrolier états-unien et augmenter les importations à des niveaux jamais atteints au profit des transnationales et de la "boliburgesía" ("bourgeoisie bolivarienne ").

Dans le contexte actuel de crise du capitalisme, de soif de figures lyriques de la contestation et du manque de modèles du "socialement correct", les déviances démocratiques passent à la trappe. Jean-Luc Melenchon a parachevé en France "ce qu'est Chavez ne meurt jamais". Le Venezuela Saoudien du XXIe siècle et son héritage populaire sacralisé "valent bien une messe !". Néanmoins, une cité sur commande sans son "Comandante" est comme une religion sans Dieu. Au sociologue chilien Fernando Mires d'expliquer ce tour de passe-passe entre religion et politique: "Pour continuer à vivre dans le peuple, Chavez ne doit pas mourir complètement. S'il ne peut pas être Dieu, Chavez sera alors El Endiosado (Le Divinisé) (...) Mais seul Dieu est suffisant, pas l'humain. L'adoration de Chavez révèle que Dieu manque au Venezuela. Rien de plus". Vraiment, rien de plus ? Cette hybridation de l'humain et du divin, ainsi que son culte, ne représentent-ils un triomphe de la pop-politique ? Toujours est-il que, au vu des résultats des élections de hier, on peut se poser une autre question dont la réponse peut être aussi redoutable : qu'est-ce que triompher veut dire ?

Pedro José Garcia Sanchez est maître de conférences en sociologie à l'Université Paris Ouest Nanterre - La Défense. Chercheur dans le laboratoire Mosaïques - Lavue UMR 7218 CNRS.

  1. Le Venezuela affiche la plus haute inflation mondiale en 2012 (31,6% selon le FMI), un déficit fiscal brutal (15% -19%) et la 172ème place sur 182 pays (dernière pour ceux de l'Amérique Latine) dans le baromètre sur corruption de l'ONG Transparence Internationale.
  2. Trois quarts du spectre audiovisuel est sous la coupe gouvernementale qui, en plus, réquisitionne à volonté le signal.

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