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Le «renovatio» russe: l'issue du conflit ukrainien que l'on ne veut pas envisager

Je parierais que Poutine ne veut rien avoir à faire avec cet esprit ukrainien catholique et occidental, et par ailleurs, il serait très content de se débarrasser de cette petite - mais fervente - partie de l'Ukraine, si en échange il pouvait récupérer toute la Russie.
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AFP

En 1991, après avoir élevé l'URSS pendant 50 ans jusqu'au rang de "superpuissance" - un titre qu'elle n'avait jamais obtenu auparavant - les États-Unis ont cruellement éconduit leur concurrent de la Guerre froide et partenaire géopolitique, grâce à leur soudaine victoire.

Les conditions mondiales avaient changé : nous n'avions plus besoin d'elle. Pire encore, elle était gênante, car elle rechignait à mettre en valeur notre propre grandeur céleste - mis à part sur son territoire déchu. Après des décennies de fidélité aux conditions de suprématie mondiale des États-Unis - nous acceptant toujours comme la première superpuissance - l'acte final de la Mère Russie dans l'Histoire, dans son naufrage à venir, était de glorifier la prise de pouvoir des États-Unis. L'Histoire nous appartenait désormais, et nous l'avons mené jusqu'à une fin triomphante.

Ainsi abandonnés, éconduits, et honnis, nous les Américains avons laissé les fragments de l'URSS là où ils étaient, sur les scories de l'Histoire : un monument à notre outrage, à jamais - c'est ce que nous disions.

Mais la Sainte "Rossiya" était toujours bien là. Nous n' y prêtions pas vraiment attention à cette époque. En fait, nous considérions la Fédération de Boris Eltsine comme un petit chien - à qui nous daignions donner une petite tape sur la tête distraitement, de temps en temps, en les aidant à prendre soin des armes nucléaires, comme une nourrice ramassant de vieilles ordures. Nous les avons même laissés créer un module de service pour la Station spatiale internationale (ces Russes peuvent faire de bonnes choses, après tout).

Pourtant nous n'avons pas hésité à les critiquer, mine de rien, quand cela nous arrangeait. Ce que j'ai vécu à Davos en 1994 reste gravé dans ma mémoire: Jeffrey Sachs - qui, aux yeux du monde entier, incarne Le Maître de l'Univers de Tom Wolfe - était entouré d'hommes d'action serviles, tous essayant désespérément d'obtenir rien qu'un petit moment avec le nouveau dieu. Et, au juste, pourquoi était-il considéré comme un dieu ? Eh bien, c'était à cause de l'amour vache qu'il portait à l'ex-URSS, cette rivalité entre flagellants et pénitents, qui, au final, ferait certainement d'eux de bons démocrates Jeffersoniens.

En vérité, l'Amérique n'a pas seulement aidé Poutine à arriver au pouvoir - l'Amérique a préservé Poutine. Le tsar de tous les temps est né de notre humiliation et de notre profanation de la Russie post-soviétique. Mais comme nous sommes des narcissiques nationalistes, si nous arrivons un jour à comprendre cela, nous trouverons encore un moyen de retourner cela à notre avantage. Nous ne pouvons donc nous en prendre qu'à nous-mêmes quand l'on évoque les périls du triomphalisme américain - où alors il faut dénoncer le "retour de bâton".

Mais le problème ne venait jamais de nous - il venait d'eux. Il venait des Russes. Le problème était de savoir comment nous allions traiter une nation vaincue qui se trouvait aussi être un peuple avec une identité inscrite dans l'histoire, une identité aussi forte que la nôtre - et une civilisation qui ne permettrait jamais qu'on la rejette.

Aucune nation ne peut, par un acte de volonté - même divin - rejeter l'histoire d'un autre. Nous l'avons fait de manière inefficace dans les années 1990, et cela n'a fait que pousser les Russes à conserver ce qu'ils avaient de plus précieux : la mémoire historique et sa passion acérée que nous avons nous-mêmes attisée. Nous n'avons sans doute pas bien considéré ce que nous avons fait à l'identité postsoviétique. Notre cruauté n'était sans doute pas intentionnelle, et d'ailleurs nous n'avons pas vu que nous étions en train de les déshonorer, même si nous nous disions que nous leur accordions de grosses faveurs.

En clair, les États-Unis ont traité la Russie après 1991 exactement comme les Alliés ont traité l'Allemagne vaincue après 1919, pendant la Conférence de Versailles, et durant les années qui ont suivi. Les États-Unis ont aidé à superviser et ont ensuite sacré le démembrement de l'URSS, une éviscération géopolitique réalisée à une échelle bien plus grande que celle infligée en Allemagne en 1919. La grande majorité de cet empire était évidemment artificielle ; ainsi la "perte" des républiques baltiques et les "Stans" arrachés aux terres islamiques à l'époque victorienne n'étaient pas une grande perte pour l'identité russe, en fin de compte.

Mais "Rossiya" est un lieu du cœur : et grâce aux déplacements forcés de populations sous Staline, c'est un cœur qui bat en Ukraine, en Biélorussie et au Kazakhstan, autant qu'en Russie. Un royaume restauré pourrait devenir un empire, mais il peut aussi devenir une communauté élargie : à ce jour, la notion irréductible d'identité persiste chez les Russes.

Ainsi quand vous demandez: Qu'est-ce qu'il va se passer en Ukraine ? Qu'est-ce que va faire la Russie ? Ce ne sont pas des questions - ce sont des réponses.

La Russie s'est à présent lancée dans son Renovatio longtemps attendu - sa restauration. Le terme "renovatio" est archaïque, il remonte à l'ancien Empire Romain. Dans l'Antiquité tardive, l'universalisme romain a été maintes fois détruit, et l'empire s'est effondré : la première fois au IIIe siècle, puis au Vème, au VIIe, et enfin au Xième siècle. Pourtant Rome s'est relevée à chaque fois. A chaque grande crise, la restauration et la renaissance de la gloire et du pouvoir romains étaient toujours ancrées dans la ville de Constantinople.

Après la conquête ottomane, la conception de Constantinople en tant que siège impérial a émigré à Moscou - en tant qu'héritière et successeur. Ainsi, ce ne serait pas surprenant que les Russes soient attirés par le "renovatio", comme l'étaient leurs ancêtres spirituels les Byzantins. Vous pensez que c'est archaïque de dire qu'il est dans leurs veines, mais dans le monde d'aujourd'hui tout est lié aux sources archaïques de l'identité - parce que les sources dirigent l'identité. Et l'identité dirige tout.

La Russie a aussi eu sa part de célèbres et glorieux "Renovatios", telles que la libération du joug des Mongols ou la renaissance orchestrée par Pierre le Grand, qui a ramené la Moscovie en Europe et l'a rebaptisé "Russie"; les Soviétiques eux-mêmes ont mené un "renovatio", en rétablissant Rossiya sur les ruines de la Première Guerre mondiale, et une fois de plus après la Seconde Guerre mondiale, la faisant devenir, pour la première fois, l'égal de la superpuissance mondiale- les États-Unis d'Amérique.

Ainsi, ce que nous voyons se dérouler devant nous est sûrement le début tant espéré d'un nouveau "renovatio" russe - et pas juste un fantasme de dictateur, mais plutôt un désir collectif - "Le Corps" est en train d'être restauré.

À quoi va ressembler cette restauration ? Et comment va-t-elle être menée ?

La Biélorussie et le Kazakhstan étaient faciles à obtenir, et c'est désormais chose faite. Ce qui est salutaire, c'est que ces parts de Rossiya ont été réunifiées sans transgresser les règles de la bien-aimée fiction juridique internationale. La réunification ne nécessite pas forcément la conquête. La réabsorption de la Biélorussie et du Kazakhstan dans l'orbite de l'identité russe relève d'une grande complexité. Une communauté élargie peut être aussi satisfaisante et juste que définitive, de la même manière que lorsque l'on force tout le monde à porter la même couleur sur une carte.

Mais obtenir l'Ukraine n'est pas si facile.

Avant 1800, l'Ukraine était une région disputée, ayant une partie importante à l'ouest intégrée à la Pologne depuis le XVe siècle, puis intégrée à l'Autriche (après 1772). En fait, l'Ukraine de l'Ouest a été de nouveau polonaise de 1921 à 1939. Il est merveilleusement et cruellement vrai que l'Ukraine d'antan était peut-être la région frontalière la plus fertile et la plus violente de l'humanité - ce qu'on appelle une "shatterbelt" - mais aussi la plus riche en mythes et coutumes, provenant de guerres et de chants de guerre entre les Cosaques et les Ottomans, les combattants Khanats et les Russes et les bandits et...

C'est le territoire que les Russes ont finalement dompté, mais jamais conquis. Les Romanov l'ont simplement incorporé, mais les Soviétiques ont dû se montrer plus intelligents, et plus cruels. Leur idéologie exigeait qu'ils s'inclinent devant l'idéal de l'identité et de l'autonomie, mais l'Ukraine devait encore être punie pour son rôle dans la guerre civile - à hauteur des millions de gens morts de faim sous Staline. Pourtant l'URSS tout entière n'était-elle pas un idéal de contradiction constante et de destruction de la Modernité révolutionnaire ?

Cependant Staline a fait une erreur en 1945. Dans le sillage de la victoire finale, il a insisté pour que la Biélorussie et l'Ukraine obtiennent des sièges à l'Assemblée générale des Nations Unies. Mais était-ce vraiment une erreur ? On pourrait affirmer que donner à l'Ukraine et la Biélorussie un statut d'états indépendants dignes de la reconnaissance de l'ONU était une sorte de triomphe pour l'URSS. L'ONU a alors déclaré au monde entier que l'expérience soviétique était effectivement un modèle d'auto-détermination et de subsidiarité (un mot qui n'était pas encore inventé).

Mais de tels calculs ont sans doute quelques effets pervers à présent.

Les Russes se sont engagés dans une Ukraine dont les frontières étaient internationalement inviolées. Revoir cette décision internationale exige un nouveau modèle juridique afin que : 1- l'Ukraine devienne une nation indépendante, 2- sa relation avec la Russie soit établie en tant qu'état frère.

Ce que fait Poutine - et dans une certaine mesure, ce qu'il a déjà fait - c'est anéantir la dernière parcelle de l'autorité légitime de l'ancienne république soviétique d'Ukraine. Poutine dit : Ce sont les nouvelles conditions, certaines sont de novo, et d'autres sont héritées de l'Histoire.

Mais à quoi vont ressembler ces nouvelles conditions ? Quelles sont les options de Poutine ? Quelle est la meilleure voie à suivre selon lui ? Quelles sont ses limites ? Jusqu'où peut-il aller avant de risquer une défaite auto-infligée ?

Trois options sont envisageables pour le futur de l'Ukraine :

  • 1- L'Ukraine avec le même statut que le Kazakhstan et la Biélorussie

    Annoncer l'Ukraine comme étant la dernière concession de la Russie, ce qui revient à peu près au même que la proposition que Staline faisait à l'ONU : la Russie et ses républiques sœurs. Poutine pourrait même rendre le contrôle total de la Crimée à l'Ukraine, afin qu'elle apparaisse non-violée et toujours indépendante. C'est la meilleure issue pour la Russie - une restauration imperturbable. Reste un problème majeur : et si l'Ukraine entre en guerre ?

  • 2- Une bataille qui va dans le sens de la Russie
  • La résistance ukrainienne va forcer les gens à choisir entre la Russie et l'Ukraine. Comme dans les années 1930 (en Europe Centrale), l'Ouest ne va pas intervenir. La Russie va offrir une sorte de solution. Ce sera un fédéralisme ukrainien, qui inclura peut-être quatre régions semi-autonomes : la Crimée, l'Ukraine de l'Est russophone, l'Ukraine centrale (dont Kiev), et l'Ukraine de l'Ouest. Regardez la carte des langages pour comprendre comment le pays pourrait être décomposé.

  • 3-Un ensemble fermé de l'extrême-ouest de l'Ukraine à la Pologne
  • Ici vous pouvez voir la carte des langages la plus révélatrice. Les Ukrainiens les plus fidèles à leur langue faisaient en fait partie de la Pologne de 1921 à 1939, et avant 1921, ils faisaient partie soit de la Pologne soit de l'Autriche pendant 500 ans. Ce bastion gréco-ukrainien catholique représente aussi l'engagement électoral le plus pur envers une conscience ukrainienne non-russe : parce qu'il y a une option polonaise. Souvenez-vous, la Pologne et la Lituanie étaient autrefois réunies au sein d'une même fédération, elles étaient à la fois séparées mais rassemblées. Pourquoi ne pas créer un équivalent polonais-ukrainien moderne?

Ceci n'est pas de la nostalgie mal à propos - les tracés des frontières sont toujours en place. De plus, du point de vue de Poutine, rompre les liens avec l'Ukraine de l'Ouest le débarrasse de l'obstacle le plus pénible, un obstacle qui remettrait en cause un "renovatio" encore plus grand - ainsi que sa place en tant que Tsar de tous les temps et de tous les Russes.

Les Ukrainiens situés le plus à l'ouest sont les plus purs. Ils sont le cœur de ce que nous avons vu durant ces dernières semaines passionnées, héroïques et sanglantes. Ils sont obstinés et prêts à mourir pour résister à la Russie. Je parierais que Poutine ne veut rien avoir à faire avec cet esprit ukrainien catholique et occidental, et par ailleurs, il serait très content de se débarrasser de cette petite - mais fervente - partie de l'Ukraine, si en échange il pouvait récupérer toute la Russie.

Mais réfléchissez aux inconvénients de cette issue. L'extrême-ouest de l'Ukraine rattachée à la Pologne renforcerait la défense des Polonais. Ils ont l'armée la plus forte d'Europe, et sont prêts à défendre l'extrême-ouest de l'Ukraine contre une armée russe plutôt délabrée. Sans une implication autoritaire des États-Unis, cela engendrerait un face-à-face russo-polonais avec, à la clé, des siècles de conflit. Les acteurs de l'Europe de l'Est - 75 ans après - commanderaient encore la politique européenne - et même la sécurité nationale américaine.

Une telle issue, qui implique que Poutine gère un royaume de 200 millions, signifierait envisager l'impossible, même l'incroyable : un "renovatio" russe.

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