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Charlie Hebdo: ça s'est passé près de chez moi

Une semaine déjà. Une semaine que j'ai les yeux rivés sur le numéro 10 de la rue Nicolas Appert. Les baies vitrées de mon appartement ont une vue plongeante sur les locaux de Charlie Hebdo. Assise sur mon canapé, comme dans la loge d'honneur d'un théâtre, la nuit, le jour, je ne parviens pas à détacher mon regard.
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Une semaine déjà. Une semaine que j'ai les yeux rivés sur le numéro 10 de la rue Nicolas Appert. Les baies vitrées de mon appartement ont une vue plongeante sur les locaux de Charlie Hebdo. Assise sur mon canapé, comme dans la loge d'honneur d'un théâtre, la nuit, le jour, je ne parviens pas à détacher mon regard. À l'une des extrémités de cette toute petite rue du 11e arrondissement de Paris, un square, à l'autre bout, un immeuble d'habitation, le mien.

Une crèche, un petit théâtre, une galerie d'art, une papeterie, des bureaux, des appartements de bobos: un quartier calme, presque un village. Depuis une semaine rien n'a changé, mais tout est différent et le sera à jamais depuis cette fin de matinée du 7 janvier.

MERCREDI 7 JANVIER

D'abord un bruit, totalement incongru, peu après 11h. Des rafales. Je viens tout juste de rentrer de Corse et je pense aussitôt à des chasseurs de sangliers. Je souris. Je suis à Paris et le maquis est loin. Retour à la réalité. Mon mari m'appelle: "Il se passe quelque chose chez Charlie". La voiture de police garée en permanence devant le 10 de la rue a disparu depuis des semaines. Devant les locaux de Charlie Hebdo une poignée de pompiers et de policiers s'agitent. Des passants courent, d'autres au contraire restent figés sur le trottoir. Je ne comprends pas ce qu'il se passe, mais instinctivement je sais que c'est grave.

Mon fils m'appelle, il est déjà au courant par les réseaux sociaux. J'allume la TV, peu d'infos sur itélé et BFMTV. Le direct est à ma fenêtre. Tout s'enchaîne très vite. Les secours arrivent, les blessés perfusés, enroulés dans des couvertures de survie sont évacués sous nos yeux par le SAMU. La police boucle le quartier, dresse des barrières pour former un périmètre de sécurité. La presse qui ne cesse d'arriver est cantonnée en bas de chez moi au début de la rue piétonnière qui croise la rue Nicolas Appert. Un œil sur la télé, l'autre sur la rue, je vois la même image: des dizaines de journalistes en train de faire le même direct. Chez moi le téléphone ne cesse de sonner, la famille, les amis, inquiets pour nous. Des copains journalistes aussi qui savent où j'habite, ils veulent des infos, savoir si j'ai vu les terroristes. Une amie, directrice de rédaction d'une agence de presse, m'apprend que Charb et Cabu sont morts. Je refuse de l'entendre. Je n'accepterai de le croire qu'en découvrant leurs visages sur les chaînes d'info en continu.

Et puis c'est l'arrivée des officiels. La moitié de la classe politique défile sous mes fenêtres. Hollande, très grave, prend la parole à quelques mètres. Je jette un regard circulaire en l'air autour de moi et je me dis que,question sécurité,c'est très risqué. J'ai été 20 ans journaliste. Je ne comprends pas pourquoi, parmi les dizaines de reporters qui sont en bas, aucun n'a le réflexe de sonner et de monter chez moi ou chez l'un de mes voisins, l'angle de vision de notre immeuble est, en effet, le meilleur pour avoir une vue d'ensemble. Ce n'est que bien plus tard, en début d'après-midi, qu'un jeune homme timide d'une école de journalisme sera le premier à demander à filmer de chez nous. Les demandes seront ensuite incessantes. J'avoue avoir fait le tri et n'avoir laissé entrer que les journaux "amis"dont je partage la ligne éditoriale. Nous avons ainsi accueilli jusqu'en début de soirée un photographe du Monde et de Libération, très choqué comme nous tous, mais qui a réussi malgré tout à se concentrer sur son taf. Mon fils, jeune avocat, incapable de continuer à travailler, a quitté son cabinet et nous a rejoints en début d'après-midi. Il scrute les réseaux sociaux. Nous attendons un RDV pour une manif, un rassemblement. Une impérieuse nécessité d'agir de se réunir.

Un ami de mon fils, stagiaire dans une boîte de prod toute proche des locaux de Charlie, arrive chez moi, décomposé, il est sorti dès qu'il a entendu les coups de feu et est l'un des premières arrivées sur les lieux. Ça y est, un rassemblement est prévu à République. Je pars à pied avec mon fils. Mon mari reste à la maison à bidouiller son ordinateur avec le photographe du Monde pour qu'il puisse envoyer ses photos à la rédaction. Boulevard Beaumarchais, à trois stations de métro de Repu, les trottoirs sont déjà noirs de monde. Mon fils a envoyé un mail, pour fixer un point de RDV, à tous les membres d'une association juive, laïque et de gauche (et oui, ça existe) à laquelle nous appartenons. Nous nous retrouvons sur la place, toutes générations confondues. Ma fille nous a rejoints, elle sort d'un examen. Elle est en plein partiels mais elle n'a pas pu s'empêcher de venir. Ce matin, elle est partie travailler à la bibliothèque. C'est elle que j'ai appelée en premier, car une demi-heure avant le drame elle prenait le métro boulevard Richard Lenoir, là où le policier a été assassiné.

Ce qui frappe le plus place de La République, c'est cette foule silencieuse. Quelques slogans, quelques applaudissements et à nouveau le silence. Une amie me dépose en voiture au plus près de chez moi, au croisement entre le boulevard Voltaire et le boulevard Richard Lenoir. Impossible d'aller plus loin, le boulevard Richard Lenoir est interdit à la circulation évidemment, mais aussi aux passants. Je montre aux flics ma carte d'identité prouvant que j'habite là. Ils me laissent passer. Je marche seule au milieu du boulevard désert. Il fait un froid glacial. Je longe la cohorte des fourgons de CRS. Je pense aux tueurs qui, il y a quelques heures, sont passés au même endroit et je m'autorise enfin à pleurer.

Tout à l'heure, à la manif, on avait tous l'impression d'avoir perdu une bande de potes. Je ne lisais plus Charlie Hebdo depuis longtemps, sauf quand mon fils l'oubliait à la maison. Mais c'est comme avec un vieux copain perdu de vue que l'on rencontre par hasard. Il s'est passé 10 ou même 20 ans et l'on a pourtant l'impression de l'avoir quitté la veille. Après la manif, je reprends mon poste à la fenêtre en écoutant les infos à la télé. Il est tard. Un camion gris est collé à la porte de Charlie et une bâche noire est de nouveau tendue,comme dans l'après-midi, les derniers corps sans vie quittent l'immeuble.

À une heure du matin, les membres de la police scientifique chargent leur matériel dans les coffres de deux voitures, ils enlèvent leur combinaison blanche et quittent les lieux. À l'exception de quelques policiers, la rue est déserte, tranquille comme tous les soirs. Je m'allonge sur le canapé et je réponds aux textos de la journée. J'écris à un ami: " Aujourd'hui, c'est notre jeunesse qui a définitivement foutu le camp". Je m'en veux aussitôt pour cette nostalgie à deux balles et je m'endors en fixant la porte du 10, rue Nicolas Appert.

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JEUDI 8 JANVIER

J'ai passé la nuit sur le canapé. J'ouvre les yeux et je ne comprends pas tout de suite pourquoi il y a autant de flics au milieu de ma rue et puis très vite encore et encore l'immeuble blanc du 10 de la rue Appert. En bas de la maison, plusieurs centaines de personnes se recueillent en silence. Les journalistes sont encore plus nombreux que la veille. Les télés du monde entier débarquent les unes après les autres. Il pleut. Plusieurs médias installent des bâches pour s'abriter et protéger leur matériel. Sur le muret, au début de la rue piétonnière, on a allumé des bougies et posé quelques bouquets de fleurs. J'annule mes RDV, je passe la matinée à lire la presse et à téléphoner, la télé en permanence allumée sur les chaînes d'info. La foule est de plus en plus compacte et les premiers panneaux "Je suis Charlie" apparaissent.

À midi, tout le monde se fige en brandissant un crayon. Je n'ai pas de crayon sous la main, j'attrape un stylo et je le brandis moi aussi à la fenêtre. À la fin de la minute de silence, des applaudissements claquent très forts, très longs. Ma cousine appelle d'Israël pour prendre des nouvelles, elle a reconnu notre rue à la télé. Au même moment Marek Halter et Hassen Chalghoumi, l'imam de Drancy, accompagnés de plusieurs autres imams arrivent pour se recueillir. Des amis qui travaillent dans le quartier s'invitent chez moi pour déjeuner, on a tous un besoin irrépressible d'être ensemble. Avec ceux qui sont loin, on s'échange les articles les plus intéressants et les dessins les plus drôles qui circulent sur le Net. J'ai besoin de prendre l'air, de sentir l'ambiance dans le quartier, de couper un moment avec l'info en continu à la télé.

Une jeune policière a été tuée à Montrouge sans raison par un homme avec un gilet pare-balle. Bizarre,mais bon, puisque l'Intérieur assure qu'il n'y a pas de lien avec l'attentat de Charlie. À ce moment-là, personne évidemment n'a encore fait le lien avec l'école juive située à 200 mètres. Je vais prendre un pot à mon bistrot de quartier. La télé qui sert surtout pour les matchs de foot est allumée. Le café est plein de monde. Tout le monde, en silence, regarde BFMTV. Il reste une table de libre. Je m'assois et je regarde aussi.

Avant de rentrer chez moi je reste un moment en bas parmi les journalistes et tous ces gens qui viennent déposer un bouquet de fleurs, une bougie, un dessin, un message sur un post it. Je suis étonnée d'en voir un certain nombre faire le signe de la croix. Mon fils m'appelle. Je lui dis que je vais aller à la cave chercher mes vieux Charlie. Il me rappelle que je les lui ai donnés et qu'il a affiché les meilleures Unes sur les murs de ...ses toilettes. Le soir, j'ai un dîner prévu de longue date avec des copains avec qui j'ai travaillé à la télé, pas sur l'info, mais sur des émissions de divertissement. La politique, ce n'est pas leur truc et ils votent tous à droite. Ils n'ont jamais défilé de leur vie, ils iront tous, dimanche, à la manif.

VENDREDI 9 JANVIER

J'ai abandonné mon canapé et j'ai dormi dans ma chambre, mais je me suis levée deux fois cette nuit pour aller à la fenêtre. Tout allait bien. Les petites bougies, en bas, ne s'étaient pas éteintes. À la mi-journée, des milliers de bouquets de fleurs recouvrent, en bas de l'immeuble, presque tout le trottoir et une partie de la chaussée. Un vrai mausolée. On dirait le pont de l'Alma au moment de la mort de Diana. C'est un va-et-vient incessant. Après les bouquets, les gerbes. La première est déposée par une délégation de journalistes kurdes. Toujours dans mon rôle de vigie, je vois un petit groupe d'hommes sortir des cartons des locaux de Charlie et les charger dans le coffre d'une voiture. Parmi eux, un homme pleure, j'ignore qui sait.

Je me dis que ces cartons doivent partir au siège de Libe là où la rédaction de Charlie a trouvé refuge. Ma belle-mère, fatiguée, comme on dit chez nous pudiquement, passe le week-end chez chacun de ses enfants à tour de rôle. Cette fin de semaine, elle est à la maison. Ma belle-mère mange casher. Mon mari et moi sommes athées, mais, par respect, nous faisons l'effort, à chaque fois qu'elle est à la maison d'acheter de la viande casher. Il est plus de 13h et je suis à la bourre, les magasins casher ferment tôt pour shabbat. J'hésite entre aller boulevard Voltaire près de Nation ou pousser jusqu'à l'hyper porte de Vincennes.

Mon fils appelle à la maison: "il y a une prise d'otages dans un magasin casher porte de Vincennes". Toujours les réseaux sociaux. Je suis sciée. J'appelle mon père qui habite Vincennes, ma sœur, des amis juifs qui font shabbat et qui habitent à deux pas de l'hyper casher. De nouveau ma fenêtre et la télé. Les deux assauts en direct. Et puis la rage, la colère. On a encore tué des juifs en France moins de trois ans après les crimes de Merah à l'école juive Ozar Hatorah à Toulouse. Je n'oublie pas qu'en juillet dernier, personne ou presque n'a réagi quand on a crié " mort aux juifs" place de la Bastille. Voilà, c'est fait, des juifs sont morts. Ma belle mère ne mangera pas de viande ce vendredi soir.

SAMEDI 10 JANVIER

Encore plus de monde que les jours précédents aujourd'hui en bas de la maison. Beaucoup de familles. Les enfants, une fleur ou un dessin à la main. À la télé, en boucle, les images des deux assauts. Depuis hier, deux scènes de crime, deux lieux maintenant pour rendre hommage aux victimes. KO debout, je n'irai pas, en fin de journée, au rassemblement, devant l'hyper marché casher. Des amis m'appellent pour me demander si j'ai entendu la phrase très forte de Valls, "la France, sans les juifs de France, n'est plus la France". J'en profite pour inviter tous mes proches à un pot chez moi, le lendemain, après la manif. J'ai "fait" Copernic et Carpentras et je sais qu'on ne pourra pas circuler et qu'il sera impossible de se retrouver dans le cortège. Je regarde encore longuement en direction du 10 de la rue Appert et je vais me coucher.

DIMANCHE 11 JANVIER

Toujours plus de monde en bas de la maison. Beaucoup ont fait un petit détour par la rue de Charlie avant de se rendre à la République. J'ai organisé un déjeuner de famille, nous sommes 14 à table plus les amis qui passent avant la manif. Évidemment on ne parle que de ça. Le RDV pour les associations est devant Le Bataclan, une salle de spectacle sur le boulevard Voltaire. Environ 500 mètres de distance entre chez moi et Le Bataclan. Impossible d'y parvenir, on reste serrés comme des sardines sur le boulevard Richard Lenoir. Je renonce. Je rentre et je reprends ma place entre ma fenêtre et ma télé. Je vois la brochette de chefs d'État, le gilet pare-balle de Netanyahu, Sarko, un coup devant, un coup derrière, Pelloux dans les bras de Hollande, le fou rire de la bande à Charlie, les flics applaudis comme des stars, une musulmane avec un voile bleu, blanc, rouge. J'ai envie de rire et de pleurer. Ce soir, à ma fenêtre, je ne suis pas seule rue Nicolas Appert, une poignée de manifestants, sans doute incapables de se séparer y passeront une partie de la nuit.

LUNDI 12 JANVIER

C'est lundi et pourtant toujours autant de monde et de plus en plus de fleurs au pied de la maison. J'ai l'impression de vivre au-dessus d'un cimetière . Le patron de la papeterie voisine qui a témoigné sur toutes les télés mercredi réouvre son magasin fermé depuis l'attentat. Il ressort quelques minutes plus tard. À côté de la montagne de fleurs, il installe un fauteuil de bureau et pose dessus un grand panneau avec écrit en lettres géantes: morts de rire. Et il repart aussitôt dans son magasin s'occuper des clients. Je sympathise et je plaisante avec un flic qui déplace les barrières pour me laisser accéder au parking. Il m'informe qu'une cellule de soutien psychologique a été mise en place à l'Hotel Dieu pour les habitants du quartier. Non merci. Dans ma rue, normalement en sens unique, un nouveau panneau de signalisation a été installé pour permettre, dans la partie qui n'est pas bloquée par les barrières, de circuler dans les deux sens. Les livreurs, très nombreux dans ce quartier, sont revenus. Le quotidien reprend ses droits. Moi je n'encaisse toujours pas.

MARDI 13 JANVIER

Beaucoup de vent aujourd'hui. Les bougies, en bas, s'éteignent une à une.

Matinée devant la télé pour l'hommage aux trois policiers à Paris et les obsèques, à Jérusalem, des quatre Français juifs de l'hypermarché casher. Ce trop-plein d'émotion me met mal à l'aise. L'après-midi, RDV à la maison avec un ami pour l'aider à travailler sur un projet. J'ai baissé le son de la télé, mais nous avons beaucoup de mal à nous concentrer. On remet le son pour la conf de presse de la rédaction de Charlie. Un peu plus tard mon mari m'appelle excité comme un pou " Tu entends le discours de Valls? Magnifique!". On augmente à nouveau le son et l'on reste scotchés devant toute l'Assemblée en train de chanter La Marseillaise.

Le soir, rencontre au gymnase, tout proche des locaux de Charlie, avec les élus. Le maire du 11e arrondissement a invité les habitants du quartier pour un moment de recueillement et de solidarité. À l'entrée, on nous distribue des crayons pour les lever au moment de la minute de silence. Nous sommes environ 300. Après les discours, le dialogue s'engage. Un habitant demande au maire de rebaptiser la rue Nicolas Appert (l'inventeur de la conserve) rue Charlie. Une maman explique que, pendant l'attaque, son enfant était à la crèche, à deux pas des locaux de Charlie. Émue, elle remercie chaleureusement les personnels pour leur efficacité et leur sang froid. Une collégienne, en pleurs, prend le micro. Elle a du mal à parler.

Elle raconte qu'elle rentrait chez elle au moment de l'attentat et qu'elle a eu très peur. Elle remercie les policiers, qui "d'habitude mettent des amendes" de l'avoir aidée et rassurée. Pendant plus d'une heure, la parole des habitants du quartier se libère. Je rentre chez moi. Pour passer, je présente aux policiers une nouvelle fois ma carte d'identité. Je m'arrête quelques instants devant la porte des locaux de Charlie. Une semaine déjà. Demain, le numéro des survivants sera en kiosque.

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