Cet article fait partie des archives en ligne du HuffPost Québec, qui a fermé ses portes en 2021.

Le don caché de l'autisme: hommage à ces moments où la vie est plus étrange que la fiction

On dit souvent des enfants autistes qu'ils n'ont pas d'imagination, ou encore qu'ils ne savent pas s'adonner à des «jeux imaginaires». Mon expérience en tant que parent m'amènerait plutôt à prétendre le contraire.
This post was published on the now-closed HuffPost Contributor platform. Contributors control their own work and posted freely to our site. If you need to flag this entry as abusive, send us an email.

Le jour où mon fils Casey reçut un diagnostic d'autisme, à l'âge de quatre ans, je crus que notre univers allait s'effondrer. Voilà notre famille condamnée, ai-je pensé, à l'échec, la peine, la frustration et à des dizaines d'années de questionnement sans réponse: «Pourquoi nous? Pourquoi lui? Pourquoi qui que ce soit?»

Aujourd'hui, je peux affirmer avec certitude que jamais je ne me serai trompée autant de toute ma vie.

Vous voyez, j'ai pris conscience que Casey possédait un don: celui de ressentir dans les situations les plus anodines une joie qu'il partage avec tous ceux et celles qui prennent le temps de le connaître. C'est là le côté moins connu de l'autisme, celui dont les livres, les spécialistes et les médias catastrophistes ne nous parlent jamais.

Les défis sont nombreux pour les enfants autistes et leurs proches: il y a les problèmes de communication verbale et d'interaction sociale, les troubles de motricité fine et globale, les trajectoires de développement inégales, l'anxiété paralysante, le problème de la maîtrise de soi. Impossible d'en minimiser l'importance: le fardeau n'est pas facile à porter.

Malgré tout, les enfants autistes se distinguent aussi souvent par l'intérêt qu'ils portent aux choses qu'ils adorent et qui leur donnent du plaisir. Cette particularité les rend totalement présents au monde et fait de ceux-ci de purs dépositaires de joie.

Depuis toujours, Casey voue une passion aux autobus urbains. Ce n'est pas inhabituel chez un jeune enfant, mais lui les affectionnait à un point tel qu'avant l'âge de trois ans, il connaissait par cœur toutes les lignes de bus. Les premiers mots qu'il a prononcé, hormis «maman» et «papa», furent des vocables comme «bus articulé», «correspondance» et «laissez-passer», alors qu'il ne savait pas encore formuler des réponses complètes (il n'y est arrivé qu'à partir de six ans). À l'époque, nous ne savions pas encore qu'il souffrait d'autisme, mais avec le recul, nous aurions dû nous en douter.

Alors que les enfants de son âge s'exerçaient à déchiffrer leurs albums de Sesame Street favoris, Casey avait mémorisé et savait prononcer à l'âge de cinq ans tous les mots inscrits sur les plans des circuits de bus et les horaires distribués gratuitement un peu partout en ville.

On dit souvent des enfants autistes qu'ils n'ont pas d'imagination, ou encore, d'après les ouvrages un peu plus nuancés sur le sujet, qu'ils ne savent pas s'adonner à des «jeux imaginaires». C'est une affirmation que je n'ai pu confirmer chez aucun des enfants du spectre autistique que j'ai observés. En fait, mon expérience en tant que parent m'amènerait plutôt à prétendre le contraire. Je pense qu'ils ont souvent un pouvoir d'imagination tellement vif que nous, qui appartenons au «monde réel», n'arrivons tout simplement pas à les suivre.

Les rêves de Casey, eux, étaient peuplés d'autobus urbains. Il en parlait constamment. Lorsqu'il conversait avec quelqu'un, l'échange allait souvent comme suit (il faisait rarement des phrases complètes): «Où est-ce que tu habites? Tu prends le bus? Quel numéro? As-tu une carte d'abonnement?», et ainsi de suite. Après avoir épuisé son répertoire de questions, Casey reprenait depuis le début, soumettant son interlocuteur au même interrogatoire encore et encore (et encore), non pas parce qu'il avait oublié ou mal compris les réponses, mais parce qu'il s'en délectait.

Ses jeux imaginaires allaient dans le même sens. Casey avait créé dans la maison un vaste labyrinthe d'arrêts de bus couverts de numéros de lignes découpés dans du papier. Or, l'arrêt le plus important de tous se trouvait à l'extérieur, devant la maison. Il prétendait que les bus s'arrêtaient devant l'allée du garage. Il avait déterminé qu'un poteau indicateur était planté à cet endroit précis. Tous les jours, il s'amusait à jouer aux «bus» devant son arrêt imaginaire au pied de l'allée.

Lorsque des amis ou des voisins passaient nous voir, Casey ne manquait pas de leur montrer son arrêt de bus. Ceux ci lorgnaient du côté de la rue, sans rien apercevoir bien entendu. Ils comprenaient alors que Casey s'amusait et ils entraient dans le jeu. Ce rituel s'est prolongé des années durant.

Tout cela explique pourquoi, un bon dimanche matin, lorsque Casey se mit à pointer du doigt vers la fenêtre en s'exclamant «Le bus est là!», je me contentai de répondre «C'est bien, mon chéri» sans même regarder dehors. Aucun d'entre nous ne daigna lever la tête. Il lança de nouveau: «Regardez! Le bus!» J'acquiesçai encore à deux ou trois reprises: «Oui, oui.» Jusqu'à ce que je me décide enfin à lever les yeux pour qu'il se calme.

Casey avait raison. Au bout du terrain, à l'endroit où se situait son poteau imaginaire, un autobus avait surgi de nulle part. Un bus articulé, pour être précise.

Je tiens à rappeler ici à quel point la présence d'un bus à cet endroit était improbable. Notre maison est située au fond d'une minuscule impasse, dans un petit quartier paisible où jamais un chauffeur de bus ne pourrait ou ne voudrait s'aventurer. Il n'y a nulle part où continuer sa route et pratiquement aucun passager à embarquer.

Tant et si bien que lorsque je vis le bus immobilisé devant l'arrêt de Casey, je dus avaler quelques gorgées de caféine de plus avant d'être capable d'enregistrer la scène. Il y avait bel et bien un bus devant la maison! On aurait dit qu'après avoir jailli de l'imaginaire de Casey pour prendre forme sur ses dessins au crayon de cire, il avait fini par se matérialiser au bout de l'allée.

Je crus tout de suite que quelqu'un avait tout manigancé. Ce ne pouvait être que le cadeau fou d'un sympathique voisin qui s'était farci pendant des années le spectacle de Casey jouant au bus imaginaire devant la maison. Je me tournai vers mon mari pour vérifier s'il n'était pas dans le coup. Il avait l'air tout aussi incrédule que moi.

Casey se précipita dehors vers le véhicule immobilisé devant son arrêt imaginaire, mais qui ne l'était plus tant que ça en fin de compte. Les voisins commencèrent à s'agglutiner sur les perrons et les vérandas, curieux de suivre la scène.

Non seulement il s'agissait d'un bus véritable, mais il y avait aussi des passagers en chair et en os à bord! Des gens qui semblaient tout aussi étonnés de se retrouver là que nous qui les regardions.

C'est alors que nous vîmes la conductrice, qui semblait prise de panique. Notre impasse n'est pas étroite au point où un bus ne peut s'y engager, mais le sortir de là est une tout autre histoire. En particulier s'il s'agit d'un bus articulé qui doit faire demi-tour sans heurter les voitures stationnées, les maisons ou les curieux. Bref, une manœuvre qui exige des nerfs d'acier.

Voici ce qui s'était réellement passé. Aux commandes du bus se trouvait ce matin-là une conductrice qui débutait dans le métier. À cause d'un marathon de bienfaisance qui bloquait la route, elle avait dû improviser un détour à la dernière minute, croyant que notre rue déboucherait sur une autre artère principale. Elle s'était trompée.

Durant une bonne trentaine de minutes, le véhicule resta immobilisé devant l'arrêt imaginaire de Casey. Nous nous demandions tous comment tout cela allait finir, quand un chauffeur expérimenté débarqua d'une voiture et prit le volant. Il fit reculer le long bus sinueux, puis exécuta un demi-tour dans un mouvement leste et fluide. Tout était rentré dans l'ordre.

Après le départ du bus, Casey s'est tourné vers nous en souriant: «Je vous l'avais dit, que c'était un arrêt de bus.» Il a continué à s'amuser comme si rien d'extraordinaire ne s'était produit. La présence du bus l'avait réjoui, mais ses bus imaginaires lui procuraient un bonheur tout aussi grand. Il était simplement ravi que nous ayons accepté d'entrer dans le jeu quand le bus était apparu. Sa passion restait intacte, vrai bus ou pas.

C'était plutôt nous qui avions besoin de voir un bus pour de vrai.

Le mot de la fin revient à mon fils aîné: «Casey a le pouvoir de faire en sorte que les choses qu'il imagine se réalisent.» Je dois admettre que ce jour-là, j'étais assez d'accord avec lui.

VOIR AUSSI SUR LE HUFFPOST

1 enfant sur 50 est atteint d'autisme

Autisme: 10 faits saillants

Close
Cet article fait partie des archives en ligne du HuffPost Canada, qui ont fermé en 2021. Si vous avez des questions ou des préoccupations, veuillez consulter notre FAQ ou contacter support@huffpost.com.