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Échos du passé: des croisades à l'État islamique

Plusieurs éléments nous amènent à lire dans le présent des échos du passé et à rappeler que poser la question d'un problème, c'est faciliter sa solution, surtout s'il est porté depuis des siècles par notre histoire commune.
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Quand l'Histoire connaît ses grands soirs dont elle a le secret, les hommes sages essaient toujours de s'interroger sur ce qu'annonce le silence de la nuit. Car si ces hommes sont sages, c'est peut-être parce qu'ils sont ceux qui savent à la fois espérer le meilleur et craindre le pire. Prêtons-nous donc au jeu et posons cette question qui brûle toutes les lèvres en ce moment.

Clivages idéologiques ou clivages identitaires?

Rappelons d'abord que les croisades se sont déroulées de 1095 à 1291. À l'époque, les musulmans percevaient les croisades comme la continuation de la lutte contre l'Empire romain d'Orient qui dominait depuis longtemps la région. Le concept du croisé n'a été rendu populaire que plus tard chez les Arabes, à partir du 18e siècle environ. Selon les historiens, cette lutte entre le bloc du Moyen-Orient et celui de l'Occident semble née à la suite du déclin de l'empire byzantin vers l'an 600 et fut marquée à la frontière syrio-jordanienne par la célèbre bataille du Yarmouk d'août 636. Cette bataille fut remportée par le général de Mahomet, Khalid ibn al-Walid, qui ne connut jamais de défaite, malgré des moyens limités, et qui contribua au mythe fondateur de l'islam expansionniste.

Tandis que la région bascule dans une instabilité croissante, à mesure que l'Euphrate et le Tigre rougissent du sang et de la colère des hommes, devons-nous nous résigner au spectacle d'une nouvelle guerre des croisés? Peut-on parler en ces termes? On dit qu'un peuple qui oublie son passé se condamne à le revivre. Il est bon aussi de se rappeler que les Juifs et les Arabes ne se sont jamais affrontés au cours des croisades et ont même été souvent des alliés contre les croisés.

Ainsi, l'antagonisme repose sur des préjugés, des polémiques, des erreurs de comportement, des politiques inadaptées et inefficaces et, bien entendu, de nombreux dossiers litigieux au cours de l'Histoire et que personne ne souhaite solder équitablement.

Posons maintenant la question à travers le rappel de plusieurs éléments qui démontrent un schéma de pensée qui, sans être une grille de lecture complète est un raisonnement cohérent, nous amènera à lire dans le présent des échos du passé et à rappeler que poser la question d'un problème, c'est faciliter sa solution, surtout s'il est porté depuis des siècles par notre Histoire commune.

De la pureté de l'islam à Damas

D'un côté, à l'origine, au 11e siècle, le pape Urbain II lance son appel le 17 novembre 1095 depuis Clermont pour sauver le tombeau du Christ des «infidèles». Conçu comme un moyen d'unifier la chrétienté occidentale sous l'autorité pontificale, la croisade permet à l'Occident de trouver un intérêt à se mobiliser en masse, en plus de la promesse de gains matériels.

Alors, comme pour les jihadistes de nos jours, rejoindre la croisade est une chose aisée en Europe. Or, cinquante années plus tard, l'émir d'Alep, Noureddine Zenki, unifie la Syrie musulmane en réalisant la conquête de Damas. Il tentera aussi de contrôler l'Égypte.

La mise en place de la «pureté de l'islam», avec un État religieux en charge avant tout de la justice d'Allah, est mis en place par Saladin qui succède au gouverneur de Damas, Nourredine Zenki, et par la suite par son influent prédicateur, Ibn Taymiyah. Notons que Saladin est né à Trikrit en Irak, a régné en Égypte, puis en Syrie. Les liens culturels et historiques entre ces régions sont immenses et favorisés par des traditions multi-séculaires. Les mêmes causes produisent donc les mêmes effets, y compris chez des cultures religieuses qui paraissent opposées.

C'est suite à la volonté d'une unification des peuples avant tout politique qu'un prétexte religieux est trouvé et qu'un moyen militaire est mis en œuvre. Déclencher, magnétiser, mobiliser. Diriger.

De la fatwa comme école du droit au royaume comme modèle de société

Au cours de ces évènements, un personnage reste toujours au cœur de l'Histoire comme un point incontournable: c'est la ville de Damas. Depuis les guerres des croisés et les évènements qui nous affligent aujourd'hui, elle a toujours été au centre de la résistance contre un occupant colonisateur. Levier des cœurs et des consciences, elle est une bannière derrière laquelle se sont rangées les Fatimides d'Égypte aidés des Druzes, de redoutables combattants montagnards. En retour, on s'en souvient, les Fatimides sont allés jusqu'à Jérusalem. Pour la libérer.

Parler de croisés et de croisades, c'est évoquer des symboles popularisés par les idéologues d'un islam radical. Certes, mais cette logique ne repose pas sur une lecture imaginaire de l'Histoire. Elle s'appuie sur des évènements symboliques, des alliances ancestrales et des liens entres des lieux, des peuples et des temps forts du Proche et du Moyen-Orient.

Mais revenons au 12e siècle: le gouverneur de Damas donne l'ordre au chef de la garde d'aller faire la guerre aux croisés d'Occident partout où ils colonisent et d'aller ensuite tuer les khawarij, ceux qui ont aidé les colons. Dans la foulée, Ibn Taymmiyah codifie les ordres du gouverneur de Damas en lançant une fatwa qui deviendra connue comme étant à l'origine de nombreuses destructions contre «l'envahisseur occidental». La fatwa d'Ibn Taymmiyah deviendra populaire et régira la vie de plusieurs générations qui seront durablement influencées par celle-ci.

Plusieurs siècles plus tard, un prédicateur, Mohammed ben Abdel Wahhab, prône un retour rigoureux à un islam qu'il considère comme originel, à la frontière du sunnisme et qui est nommé... wahhabisme. Il condamne l'innovation religieuse ou l'adaptation de la religion aux évolutions sociétales et aux mœurs de la vie moderne. Il trouve le soutien du prince Muhammed ibn Saoud, originaire de Diriyya et l'accompagne dans la conquête de Riyadh. L'établissement du Royaume d'Arabie saoudite se fait sur les bases d'un nouveau système politique reposant sur le concept de l'unicité, doctrine que Mohammed ben Adbel Wahhab a conçue et offerte, en quelques sortes, à son prince. La fatwa d'Ibn Taymmiyah est reprise par Mohammed ben Adbel Wahhab: La fondation du droit s'articule, outre la méthode de l'analogie et du consensus, principalement ainsi: Les textes sacrés du Coran et de la sunna, s'ils relèvent directement de Mahomet sont des guides de vie qui priment en toutes circonstances.

Ainsi, une des quatre écoles de pensée religieuse formant le droit musulman de l'islam sunnite, ou madhhab, le hanbalisme, s'inscrit directement dans l'héritage le plus traditionnel et conservateur. On retrouve la madhabb du hanbalisme en Syrie, aussi bien qu'en Irak et en Palestine et bien que minoritaire, elle conserve une forte influence dans ce qu'on appelle l'État Islamique.

De l'iconographie de l'ÉI à l'opposition chiite et sunnite

Saladin fait partie intégrante du folklore iconographique de l'ÉI. Son succès contre les croisés et sa guerre contre les chiites en ont fait un symbole populaire. Cette référence conduit l'ÉI à combattre chiites et occidentaux de la même manière. C'est une évidence plate, l'opposition chiite et sunnite n'a cessé de se renforcer dans la région. Les violences interconfessionnelles ont atteint un paroxysme. D'ailleurs, sans vouloir faire du pessimisme, a-t-il été atteint?

La stratégie de l'ÉI, le jihad comme croisade moderne

Les intégristes de l'ÉI emploient les méthodes d'Ibn Taymmiyah comme fondement de leur politique. Cette doctrine les pousse à rapidement mettre en place des tribunaux islamiques régis selon la charia et, plus particulièrement, selon les règles d'un sunnisme radical.

Mais son héritage est aussi une doctrine géopolitique qui se met en place avec le souhait d'un califat mondial qu'offrirait un jihad régional, puis international. Il s'agit bien plus que d'une simple tactique de communication. C'est un mythe, une propagande efficace qui touche aussi une partie de la jeunesse désenchantée à la recherche d'un idéal absolu au Moyen-Orient et en Occident, alors qu'il y aurait tant d'autres nobles causes.

Mais cela ne suffit pas. Et l'État islamique, qui carbure à la visibilité médiatique, a par conséquent un besoin vital: inciter «les croisés d'Occident» à revenir combattre sur le sol musulman, afin de justifier leur raison d'être et donner une nouvelle ampleur à leur croisade.

En effet, tout le monde aura constaté que les croisades ne sont plus d'actualité depuis plusieurs siècles et que les interventions militaires occidentales ne sont plus accompagnées de motifs religieux. À nouveau, il est saisissant d'apprécier comment des codes opposés sont repris et retournés à travers l'Histoire.

Le jihad de l'État islamique a les traits d'une croisade moderne avec comme premier poumon vibrant, Damas, et autres lieux significatifs du sunnisme. À la place d'Urbain II, l'État islamique a eu l'émir Abou Bakr al-Baghdadi proclamé calife. À la place de Clermont, l'ÉI a eu Mossoul. Pour l'ÉI, la région toute entière doit vibrer à l'évocation d'un passé glorieux. Et ce désir d'unification ne peut fonctionner à partir de la seule opposition aux chiites. L'invocation, dans l'imaginaire inconscient et populaire, de la figure du croisé sert des fins stratégiques de recrutement, de mobilisation et de confirmation des soutiens et des alliés.

Une solution?

L'ÉI perdrait sa puissance et ses soutiens s'il venait à s'opposer aux tribus sunnites par des vues trop éloignées. Et puis, cet absolutisme est-il vraiment compatible avec les us et coutumes locales dans certains endroits où la tradition est installée depuis des siècles?

La digue a sans doute déjà été rompue. Alors des soutiens désavoués pourraient mettre leur énergie au service de sa disparition. Car à force de laisser se développer l'enfant terrible, sachant combien le feu du takfirisme est dévastateur, ils pourraient finir par le percevoir comme une arme incontrôlable, un virus psychologique de masse qui entraînerait dans sa folie des pans entiers de société, qui grignoterait comme une érosion rapide les piliers de fondations solides en apparence. C'est donc en alimentant les raisons de provoquer ce combat que l'influence de l'ÉI sera du moins amoindrie, sinon définitivement remis en cause.

En rappelant l'identité de chacun, de l'État islamique et ceux qui le soutiennent, l'Occident démontrera sa capacité à vaincre par la stratégie - stratégie qui fait grand défaut au Proche-Orient - et à faire cesser les massacres d'innocents qui sont, hélas, toujours plus nombreux.

Car il faut espérer que faute de croisés, les peuples qui ont été frères depuis des siècles, les Arabes, finissent par cesser de se faire la guerre entre eux.

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