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Non, Manon n'est ni lâche, ni paresseuse. Avant, c'était une bombe d'énergie, qui se lançait de tous les côtés. C'était avant, dans un monde qui n'existe plus. Avant de devenir tétraplégique.
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Manon a 44 ans, et elle s'embête ferme. Elle s'ennuie. Il lui semble que chaque jour est semblable au précédent, et que rien n'est parti pour s'arranger.

Manon a pris du poids. Il y a des jours où il lui semble que de bouffer est le seul plaisir qui lui reste, alors elle a cessé de culpabiliser là-dessus. Elle ne fait plus de sports, même si elle était toujours en mouvement, auparavant. Elle ne sort plus. C'est trop compliqué. Elle reste chez elle, depuis qu'elle a perdu son travail, et ça fait si longtemps qu'elle en a oublié le simple sentiment d'avoir une bonne journée de boulot dans le corps. Manon voit encore ses enfants, de temps en temps, mais parfois, elle cherche même des excuses pour qu'ils restent chez leur père.

Manon en a son truck...

Non, Manon n'est ni lâche, ni paresseuse. Avant, c'était une bombe d'énergie, qui se lançait de tous les côtés. C'était avant, dans un monde qui n'existe plus. Avant de devenir tétraplégique.

C'est arrivé comme tous les trucs dégueulasses qui nous tombent dessus: sans crier gare. Une descente de trop , en ski alpin, avant de ramasser le barda des petits et de rentrer à Montréal. Une bosse qu'elle n'attendait pas. Manon a dévié vers les bois et s'est pris un arbre de plein fouet. Colonne vertébrale brisée en deux endroits, comme ses rêves à long terme, comme sa famille, comme sa vie...

Manon n'est pas François Cluzet, dans Intouchables. Elle n'est pas milliardaire. Pas même millionnaire. Pas riche du tout, en fait. Elle en avait un peu de côté, pour les études des enfants, mais pas tant que ça, car elle s'imaginait avoir du temps... C'était une femme et une mère heureuse, même si elle s'y était mise sur le tard, mais la longue période à l'hosto lui a fait comprendre que même ça, elle pouvait oublier.

Les enfants ont compris que d'une certaine façon, maman avait beaucoup changé. Maman est motorisée, désormais, mais elle ne peut aller nulle part, ou presque. Malgré leur amour d'aller la voir à l'hôpital, puis dans un centre de «réadaptation», ça a fini par les lasser un peu. Te tenir toujours tranquille, quand tu as six ans et ton frère cinq, c'est du boulot.

Ça a épuisé son chum, aussi, à la longue. Il s'est dévoué à fond, pendant la première année, autant par devoir que par amour, mais Manon n'avait pas la force de se la jouer courageuse. Elle a crié sur son amoureux, parfois, parce que son malaise devait sortir d'une façon ou d'une autre. L'amoureux en a reçu plus que son content, de ces gueulants, et il comprenait, mais le côté infirmier a fini par déclasser le côté amoureux. Un soir, il a dit à Manon qu'il partait. Qu'il l'aimait, mais qu'il n'en pouvait plus. Sur le coup, elle n'a pas vraiment réalisé ce qu'il lui disait, à savoir que nécessairement, il partait avec les enfants.

Il a payé les soins de Manon, pour se déculpabiliser, mais ne se sentait plus la force d'en faire plus. Il paie quelqu'un qui vient l'aider, deux fois par jour, mais même ça, ça n'a pas été évident à trouver... Les candidats restent peu de temps, parce que Manon ne les aime pas. Elle n'aime plus grand monde, Manon, depuis l'accident.

Elle sait bien que ses amies l'aiment, mais son monde à elle a été détruit en quelques secondes, et le leur continue comme si de rien était. À part Maryse, qui lui raconte des blagues épouvantables sur les handicapés, elle a du mal à supporter leur hypocrisie.

Maryse, elle, parle de lui crever ses pneus de fauteuil, quand elle fait montre d'un peu trop de ressentiment... Au bout de six ans, c'est la seule que Manon supporte encore. Même ses enfants, elle a du mal... Ils ne sont assez vieux ni pour comprendre que des merdes tombent sans arrêt sur de braves gens, ni pour cacher qu'ils ont honte, les rares fois où elle appelle un transport adapté pour les emmener au cinéma.

Son mari a fini par accepter un meilleur travail dans la région de Québec. Elle a appris, comme ça, qu'elle verrait moins ses enfants, mais n'a plus la force de se battre. Elle sait bien que c'est aussi pour sa nouvelle blonde, qu'il s'installe là-bas, et elle considère qu'elle lui a assez gâché son bonheur, même si elle n'y peut rien.

Manon écoute beaucoup de télé. C'est tout ce qui lui reste. Son nouveau fauteuil, pour lequel ses amies se sont cotisées au-delà de toute raison, a même une télécommande qu'elle peut actionner avec son menton. C'est pratique tout plein, sauf quand les piles lâchent. C'est là que tu te rends compte que de rester coincer sur La victoire de l'amour, après une nuit d'insomnie, ça peut être pénible.

Et question pénible, Manon s'y connaît.

Elle ne se repasse même plus toute la liste des jamais plus, comme elle le faisait, la première année. Elle ne pense plus à la belle maison qu'elle habitait, non plus, et dont certains placards étaient plus grands que son appartement actuel, près de l'hôpital. Elle a beau chercher, durant les rares journées où elle parvient à garder un peu de moral, elle n'en voit pas le bout. Il n'y aura pas d'amélioration. Jamais. Son état ne peut que s'aggraver.

Il n'y a qu'une porte de sortie, et comme elle l'aurait de toute façon empruntée vingt ou trente ans plus tard, elle y pense, à la mort. Souvent. Si seulement elle pouvait... Si elle pouvait, d'ailleurs, elle n'y penserait pas autant...

Elle a demandé à Maryse de l'aider à mourir, cette semaine. Elle a eu un mince espoir quand les gouvernements ont parlé d'aide médicale à mourir, mais il semblerait que ça ne s'appliquera pas à elle. Elle est trop en santé... L'immobilité, toutefois, elle ne supporte plus. Dans un sens ou dans l'autre, elle veut bouger. Elle aimerait bien que ce soit la société qui mette fin à ses jours, pour prouver un peu d'humanité, mais partir en tenant la main de son amie, ça lui irait très bien aussi.

Maryse a pleuré. Maryse a tenté de négocier, et de la convaincre, mais elle est loin d'être conne, Maryse, et elle comprend. En définitive, elle est allée chercher du Thaï pas loin de chez son amie, qu'elle lui a servi bouchée sur bouchée, en lui sortant ses dernières blagues atroces, qui font rigoler Manon la bouche pleine.

Elle ne lui a pas encore dit qu'après le Thaï, elle s'est rendue à la pharmacie du coin, où son mari travaille. Il a toujours bien aimé Manon, l'ancienne comme la nouvelle. Il a refilé à sa femme des doses de morphine particulièrement fortes, parce qu'il considère lui aussi que les critères concernant l'aide à mourir ne couvrent pas tous les cas.

Maryse a prévu de passer la semaine avec son amie. Elle ne supporte pas que Manon vive ses derniers jours au milieu d'aidants qu'elle connaît à peine. Elle va s'occuper de tout. Elle n'a jamais eu besoin de dire oui à sa chum. Manon savait qu'elle le ferait.

Les amies, c'est là pour ça...

Si vous êtes en difficultés, contactez le Centre de prévention du suicide au Québec au 1 866 277 3553.

Retrouvez plus de textes de Jean-Michel David sur son blogue personnel.

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