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On fait bien son histoire

Il me paraît donc primordial de développer la conceptualisation chez nos jeunes entreprenant des études supérieures. Il est grand temps pour eux de réaliser les ressources de leur intelligence.
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« ...les réflexions que l'on peut faire sur nos idées sont peut-être ce qu'il y a de plus important dans la logique, parce que c'est le fondement de tout le reste. » - Antoine Arnauld et Pierre Nicole, La logique ou l'art de penser (1662)

Il y a des mythes qui ont la vie longue. Au Québec, celui de la « Grande Noirceur », époque honnie s'il en est une, précéda la fameuse Révolution tranquille des années 1960, et surtout marqua, selon ses chantres, l'entrée du Québec dans la modernité. Les cours de philosophie au collégial sont nés de ce mouvement qu'on pourrait presque dire qu'ils sont issus des « Lumières québécoises ». Les vieux collèges fermèrent leurs portes en cédant le pas au fameux collège d'enseignement général et professionnel (le « cégep »). Le caractère religieux des antiques institutions supérieures canadiennes-françaises céda désormais le pas à des institutions laïques sous la direction du ministère de l'Éducation. Le fond thomiste et aristotélicien des cours de philosophie enseignés dans les collèges classiques disparu comme par enchantement. On ne parla plus du « Philosophe », mais des philosophes.

Les auteurs L'enseignement de la philosophie au cégep. Histoire et débats (PUL, 2015), sous la direction de Pierre Després tiennent ce tournant comme décisif en ce qu'il marque de manière indélébile le point de départ de l'enseignement de la philosophie dans les cégeps. Le Québec se libéralisa; l'enseignement suivi de près. La valeur centrale devint, non pas tant le savoir, que la liberté de penser. L'enseignement de la philosophie au cégep doit être compris par la lorgnette de la liberté, en particulier de l'autonomie. Paul Inchauspé, dans la Préface, ne rate évidemment pas l'occasion de citer Emmanuel Kant, un long extrait tiré d'un des textes fondateurs de la modernité, Qu'est-ce que les lumières?. On oublie systématiquement que le mot d'ordre des Lumières, selon Kant, Sapere aude !, est un vers d'Horace tiré de ses Épîtres, livre I, vers 40, qui dit en français, non pas comme le veut Kant « Aie le courage de te servir de ton propre entendement », mais : « Aie l'énergie d'être sage, commence. » Horace en appel à la vertu, au courage et à la sagesse, et non pas comme telle à la puissance de notre propre intelligence.

Les deux interprétations, celle d'Horace et de Kant, séparent l'Antiquité de la Modernité: là, la vertu, valeur suprême domine; la raison prime notre èthos. Et puisque, comme l'écrit Descartes un siècle plutôt avant Kant, la raison « est la chose du monde la mieux partagée », il s'agit maintenant que chacun apprenne à bien conduire sa raison. C'est le Discours de la Méthode. L'apprentissage de la philosophie va donc être méthodique. Nous sommes dans un contexte où de jeunes démocraties voient le jour. Désormais avec Kant, la vertu disparaît de tous les écrans radars. Ce qui importe aujourd'hui, c'est de penser par soi-même, d'être autonome dans la pensée, et non plus de se conformer aux diktats des autorités religieuses (l'Église) ou philosophiques (Aristote revu et corrigé par saint Thomas d'Aquin.

Ce n'est plus à la science suprême - entendons la métaphysique - à quoi il convient maintenant d'initier les jeunes, mais à leurs « habiletés de penser »; bref, à la pensée critique, maître-mot de tout l'enseignement de la philosophie au collège. La « science », du moins dans notre culture, triomphe sans partage et désigne désormais la science expérimentale moderne que personne ne songe à contester.

La pensée critique. Mot-clé, dis-je, des programmes de l'enseignement de la philosophie. Rappelons que le mot « critique », avant d'être repris par l'anglais critical thinking, est un terme tard venu dans l'histoire de la philosophie. Il apparaît chez Kant où il désigne les conditions de possibilité de la conformité de la pensée à l'être. C'est le début de la fin de la science comme métaphysique. Après Kant, la métaphysique deviendra suspecte, pour ne pas dire obsolète. Aujourd'hui, dans tous les cas, la pensée critique s'est affranchie de la métaphysique et est devenue une discipline de la logique informelle.

Le concepteur ayant mis au point l'approche éducative de la pensée critique est le pédagogue américain, Robert H. Ennis. Dans un article datant de 1962, Ennis lança le mouvement de la pensée critique qui est devenu le mot-clé de l'objectif principal de l'apprentissage de la philosophie, du moins tel qu'il apparaît dans le devis ministériel pour l'ensemble du premier ensemble de philosophie (1). La pensée critique ne vise pas tant l'apprentissage chez le jeune de la philosophie, mais d'équiper le jeune d'outils, c'est-à-dire d'habiletés intellectuelles, (voire d'attitudes sociales), dont il aurait besoin pour conduire sa vie de manière responsable et automne, tout en acquérant le contrôle et le pouvoir sur sa vie en tant que citoyen éclairé. La visée inavouée de la pensée critique est celle d'une éducation « citoyenne ». Sa visée politique est manifeste bien qu'implicite (2).

Or, il existe un autre sens du mot « critique » qui appartient traditionnellement à la Logique : « Habitude du jugement qui engage à vérifier les assertions d'autrui avant de les admettre et préserve d'affirmer plus qu'on ne peut affirmer. » (3) Nous serions donc bel et bien dans ce domaine de la philosophie qu'est la Logique lorsque nous tentons de développer le sens critique précédemment défini chez nos élèves. Or, l'enseignement de la Logique, du moins depuis la « scolastique » distingue trois opérations de base de la pensée : 1. La conceptualisation ou appréhension de concepts. 2. La formation du jugement. 3. Le raisonnement. En somme, le développement de la pensée critique appartient proprement à l'opération de base 2, la formation du jugement. Qu'en est-il donc de la première opération, l'appréhension de concepts ? Est-elle inimportante à ce point pour qu'on l'ait escamoté jusqu'à présent et ostracisé de l'enseignement de la philosophie ?

Dans la première opération de la pensée, l'appréhension du concept, l'être humain, étant un être doué d'intelligence, est en mesure de former une idée où l'intelligence comprend, saisit, « appréhende » une idée générale (Il s'agit, on le constate aisément, d'un pléonasme, car une idée est par nature générale), c'est-à-dire un concept. À ce propos, le philosophe français, néo-thomiste, Jacques Maritain écrit : « Cet acte [d'appréhension ou de saisi] est évidemment à l'origine de toute notre connaissance intellectuelle, c'est pourquoi son importance est capitale. Par lui un objet de pensée est offert à la vue ou aux prises de notre intelligence.» (4) Si on convient que, dans le processus de la connaissance, la saisie de concepts est capitale, pourquoi l'enseignement de la philosophie n'en tient-il pas compte de manière prioritaire ? Il y a là, à notre avis, un sérieux problème bloquant l'accès, non seulement à la philosophie, mais à l'intelligence tout court.

Il me paraît donc primordial de développer la conceptualisation chez nos jeunes entreprenant des études supérieures. Il est grand temps pour eux de réaliser les ressources de leur intelligence. Non seulement leurs cours de philosophie, mais tous les autres apprentissages qu'ils feront dans leurs études supérieures, leur paraîtront moins arides, plus enrichissants, épanouissants et, pour une fois, enfin, plaisants (5).

Depuis plus de 20 ans que je suis enseignant de philosophie, voici ce que j'observe systématiquement. Le jeune étudiant, arrivant du secondaire, entrant pour la première fois dans une salle de cours au collégial pour y recevoir son premier cours de philosophie en sort souvent perplexe, voire déconcerté. Il sait entre autres choses que le Canada se compose de dix provinces, que l'eau est composée de molécules d'hydrogène et d'oxygène, qu'une œuvre littéraire répond à une certaine structure, qu'une phrase affirmative est constituée d'un sujet, d'un verbe et d'un complément, etc. Son professeur de philosophie lui aura peut-être posé une question qui le laissa perplexe : Un tout est-il identique à ses parties; inversement, ses parties sont-elles identiques au tout ? Jamais de toute sa vie d'étudiant et de jeune ayant acquis une certaine expérience du monde n'a-t-il été confronté à ce type de question parfaitement nouveau et, pour tour dire, fort étrange. Lorsque le professeur répond qu'il faut distinguer l'intension du concept de son extension, que si, par exemple, le concept Canada est identique sous le plan de son extension à dix provinces, du point de vue de l'intension, c'est-à-dire de sa définition, le concept Canada comme pays est distinct de celui de province.

Le jeune apprenti philosophe est ici confronté pour la première fois à la pensée abstraite pure. C'est la nature même de la philosophie : la pensée abstraite. L'étudiant y est mal outillé, voire pas du tout, pour faire face à cette nouvelle discipline. Il n'a pas appris à connaître son intelligence qui est par nature foncièrement abstraite. Il a toujours appris à penser en suivant son expérience sensible du monde. Il n'y a pas de mal à cela, pourvu qu'on n'en reste pas là. Justement, la philosophie vient bouleverser cette expérience sensible commune. Pas étonnant que bon nombre d'étudiants comme lui soient déstabilisés.

Pour ces jeunes fraîchement sortis du secondaire, l'intelligence, c'est savoir résoudre des problèmes, trouver des solutions à une énigme. Question de performance que prétend mesurer le QI. Pour le jeune homme et la jeune fille à l'aurore de l'âge adulte, l'intelligence fait appel à la réflexion et, bien sûr, la réflexion, c'est mettre en branle son cerveau... Or, les voilà déroutés par leur professeur de philosophie qui leur apprend que la pensée est peut-être distincte... du cerveau. Nos étudiants convaincus que la « pensée » est abstraite, au sens d'intangible, invisible, impalpable, voient leurs schèmes cognitifs voler en éclats. Jusqu'à leur cours de philosophie, ils étaient d'avis que l'abstrait est la pire des choses qui puisse exister de sorte qu'il fallait l'éviter à tout prix. Sans que leur professeur leur dise explicitement, ils doivent désormais faire appel à cette capacité prodigieuse de l'intelligence humaine, l'abstraction.

Je suis d'avis que pour pallier à la difficulté que rencontrent nos jeunes s'initiant à la philosophie au collégial, il leur faut apprivoiser l'intelligence, c'est-à-dire leur capacité à penser de manière abstraite. Ils comprendront alors que la philosophie n'a rien de magique, de mystérieux, d'« abstrait » au sens dépréciatif du terme.

Le pouvoir de l'abstraction se manifeste par l'élaboration de « concepts ». Regardons un garde-manger : pot de beurre d'arachide; trois paquets de mélange à gâteaux, des boîtes de jus de tomates et d'ananas. Pour faire court, vous diriez : de la nourriture et des jus. Deux concepts. Deux catégories distinctes d'éléments retrouvés dans le garde-manger. Maintenant, ces deux concepts tombent sous celui d'aliments. Celui d'aliment renvoie à son tour à celui de nutrition; ce dernier, à celui d'être vivant, et ainsi de suite. Du particulier au plus général. C'est un processus élémentaire d'abstraction.

C'est alors que notre professeur de philosophie interroge : Un tout (un concept) est-il identique à ses parties (à ses sous-concepts); inversement, ses sous-concepts sont-ils identiques au concept global ? On constate que l'interrogation philosophique se veut parfaitement générale, c'est-à-dire purement abstraite. Imaginons maintenant que le professeur demande à l'étudiant de rédiger un texte d'opinion argumentée, comme l'exige le premier cours de philosophie au collégial, sur la question posée précédemment. On comprendra la grande perplexité dans laquelle se trouvera l'étudiant ne sachant pas comment prendre la question. À moins que le professeur ait au préalable expliqué les concepts en jeu dans la question. En particulier, si le professeur leur explique la distinction de l'intension du concept de son extension.

Sans autre explication, l'étudiant reste hébété et, pour tout dire, son cours de philosophie lui paraîtra comme une pure perte de temps. D'où la nécessité de faire précéder l'enseignement de la conceptualisation avant l'argumentation. Le problème c'est que, dans le premier cours de philosophie, on a pris l'habitude d'escamoter l'enseignement de la conceptualisation en se centrant presqu'exclusivement sur l'argumentation. Les étudiants savent argumenter. Mais conceptualiser, c'est une autre histoire. Malheureusement, on croit à tort que la philosophie se réduit à l'argumentation, alors que l'enseignement traditionnel de la logique, remontant du moins à Aristote, comportait comme première opération de base, la conceptualisation.

J'invite donc à un retour à la base du développement de l'intelligence. N'est-ce pas là le but de toute bonne éducation, former à l'intelligence ?

(1) Voici comment, en 2011, Ennis définit la pensée critique (critical thinking) dans The Nature of Critical Thinking: An Outline of Critical Thinking Dispositions and Abilities: « La pensée critique est une pensée raisonnable et réflexive visant à décider ce qu'il faut croire ou faire. Cette définition ramasse l'essentiel de ce qui est l'usage dans le mouvement de la pensée critique. Afin de décider ce qu'il convient de croire, on peut faire appel à un ensemble de dispositions critiques ainsi que des habiletés... Celles-ci constituent les objectifs globaux dans un programme de développement de la pensée ainsi que de leur évaluation. »

(2) Voir Normand Baillargeon, Petit cours d'autodéfense intellectuelle (Lux, 2005). Les visées politiques de ce professeur en sciences de l'éducation à l'Université du Québec à Montréal sont manifestes. Mentionnons la description du Dictionnaire actuel de l'éducation : « Les principales raisons qui justifient la formation à la pensée critique sont les suivantes : répondre aux exigences sociales [citoyens instruits et éclairés], notamment développer la capacité à analyser et à maîtriser une masse croissante d'informations; assurer un développement socioéconomique global [politiques sociales-démocrates], en tenant compte davantage des besoins humains et de la nécessité de la protection de l'environnement; et favoriser le fonctionnement harmonieux de l'individu et du citoyen [de la collectivité]. Sur ce dernier plan, l'individu devait en arriver à effectuer des choix personnels éclairés [fin ultime du citoyen depuis l'époque des Lumières], à être capable de prendre position devant des questions controversées, à porter un jugement adéquat sur les avis des experts, et à mieux se défendre contre le risque de propagande. » Toutes ces valeurs défendues par la pensée critique sont celles d'une démocratie libérale. L'éducation, dans ce contexte, n'est qu'une courroie de transmission du pouvoir politique. En somme, je soutiens que l'éducation n'est pas une fin en elle-même, mais la fin du pouvoir politique.

(3) Régis Jolivet, Vocabulaire de la philosophie, Paris, Emmanuel Vitte Lyon, 1962, p. 52.

(4) Jacques Maritain, op.cit

(5) C'est du moins le genre de constat que faisait déjà en janvier 2001 la Commission d'évaluation de l'enseignement collégial, instituée en 1993, à propos spécifiquement de l'enseignement de la philosophie , concernant en particulier le premier ensemble, Philosophie et rationalité. Il vaut la peine de citer ce long extrait du rapport synthèse de la Commission. « Les sondages d'opinion réalisés par les collèges ont révélé à quel point les élèves parviennent difficilement à s'intéresser aux cours de philosophie. (...) Les difficultés soulevées lors de l'évaluation, comme en langue d'enseignement et littérature, concernent surtout le premier cours. En effet, son contenu abstrait, qui porte sur l'apprentissage de la démarche philosophique dans le cadre de l'avènement et du développement de la rationalité occidentale, en particulier de la rationalité grecque, trouve difficilement une résonance auprès d'élèves arrivant du secondaire. Pour ces derniers, il s'agit d'une première prise de contact avec la philosophie. La démarche de questionnement, de doute et d'étonnement, qui est ici au cœur de l'éveil intellectuel recherché par la philosophie, représente un défi passionnant, mais l'importance accordée à la maîtrise des éléments de logique et d'argumentation sur le plan formel, en plus de ne pas tenir suffisamment compte de leur préparation antérieure, parvient difficilement à susciter l'intérêt des élèves. À peine 60 % des élèves de l'échantillon étudié par la Commission ont répondu avoir apprécié leurs cours de philosophie. De plus, les habiletés intellectuelles constituant le moteur de la réflexion, en particulier la maîtrise de la langue écrite, font souvent défaut. Lors des visites, les élèves ont été nombreux à questionner la pertinence du contenu du premier cours, à savoir apprendre à argumenter en référant notamment à des textes de l'Antiquité.

Il est certain que la philosophie représente pour de nombreux élèves, et par ricochet pour les professeurs, un défi particulier. Des modifications au contenu des cours et une meilleure présentation des plans de cours devraient permettre de rehausser l'intérêt des élèves, mais il ne fait pas de doute que cela doit être accompagné de la recherche d'approches pédagogiques plus stimulantes, favorisant une meilleure participation des élèves. » (Rapport de synthèse en ligne)

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