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Comment peut-on concilier la plus grande liberté individuelle possible et l'égalité entre tous au sein de la communauté? Voilà un paradoxe politique fondamental et on ne peut plus actuel. Au Québec comme ailleurs, un discours de droite pseudo-libertarien affirme haut et fort que ce paradoxe est insoluble - on peut le lire sur toutes les tribunes: à lire et à écouter ses auteurs, la gauche serait liberticide en défendant l'intervention de l'État (notamment) pour favoriser une plus grande justice sociale, à combattre les inégalités socioéconomiques.
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Comment peut-on concilier la plus grande liberté individuelle possible et l'égalité entre tous au sein de la communauté? Voilà un paradoxe politique fondamental et on ne peut plus actuel.

Au Québec comme ailleurs, un discours de droite pseudo-libertarien affirme haut et fort que ce paradoxe est insoluble - on peut le lire sur toutes les tribunes : à lire et à écouter ses auteurs, la gauche serait liberticide en défendant l'intervention de l'État (notamment) pour favoriser une plus grande justice sociale, à combattre les inégalités socioéconomiques.

Dans un petit livre à l'écriture limpide et au propos rigoureux, L'État nous rend-il meilleurs? Essai sur la liberté politique, l'anthropologue et philosophe français Ruwen Ogien présente la démonstration qu'une liberté individuelle radicale peut tout à fait être cohérente avec un idéal égalitaire tout aussi radical. La conception politique que Ogien défend «est libertaire (ou permissive) pour les mœurs, et égalitaire (ou non inégalitaire) du point de vue économique et social» (p. 263). L'organisation politique de notre vie suppose, en ce sens, un État qui «ne peut pas employer n'importe quel moyen pour réaliser ses objectifs» et doit répondre à trois critères d'intervention : permissivité morale, rejet des inégalités et usage parcimonieux de la force.

L'auteur présente une démonstration philosophique (mais accessible) qui se trouve être, au fond, une charge (philosophique) à fond de train contre à la fois le libertarianisme de droite et contre la pensée politique conservatrice, ce qu'il affiche dès les premières lignes : «la pensée conservatrice a conquis une certaine hégémonie intellectuelle dans la vie publique des sociétés démocratiques les plus prospères» (p. 11).

C'est que les tenants de ces idéologies s'appuient sur une vision de la liberté qui présente de grands risques de dérives totalitaires et liberticides - contrairement à ce qu'ils cherchent à défendre. Depuis Isaiah Berlin (Two Concepts of Liberty, 1958) les théoriciens politiques distinguent deux formes de liberté politique : l'une dite «positive» et l'autre, «négative». Autant les courants politiques de droite que ceux de gauche défendent une forme positive de la liberté - c'est-à-dire la capacité individuelle à viser le bien, pour soi et pour les autres. Dans cette vision du monde, être libre c'est être maître de soi, c'est œuvrer «au bien commun en participant activement à la vie publique». La liberté est une vertu et charrie, ce faisant, son lot d'obligations morales imposées par un ensemble de normes contraintes par la culture et l'histoire. D'où les dérives conservatrices - qu'on retrouve, encore une fois, autant dans les mouvements politiques de gauche comme de droite - de valorisation de l'effort individuel, de la discipline, de la fidélité aux traditions, de l'identité nationale...

Ogien s'oppose à cette vision «positive» de la liberté parce qu'y appuyer la vie politique et nos décisions collectives risque, au final, de brimer les choix de vie individuels. Héritier de la vision de Berlin, reprenant les arguments de Philip Pettit (Republicanism, 1997 ; trad. fr. 2004, Gallimard) en les épurant, il propose une vision minimaliste de la liberté politique négative qui «se contente de définir les limites d'un espace de permissivité, à l'intérieur duquel il n'y a ni obligation ni interdiction. Elle ne dit rien de ce qu'on doit faire à l'intérieur de cet espace» (p.69).

Cette vision de la liberté ne dicte donc pas que nous ayons le devoir, notamment, de participer à live politique. Elle est radicalement libertaire et permissive dans nos choix de vie, ce qui implique «l'importance de la liberté de se nuire à soi-même» (chap. IV), que ce soit par l'usage de drogues voire même le recours au suicide.

Dans ce cadre, l'action de l'État trouve ses limites dans le respect de cette permissivité individuelle totale et aucun paternalisme collectif n'y a de justification. Ne pas nuire à autrui, voilà le motto politique fondamental réduit à sa plus simple expression. L'organisation politique de la société doit, ce faisant, viser la protection de la liberté individuelle.

Paradoxalement, c'est à partir de cette vision libertarienne, permissive, que l'auteur défend la possibilité même de justice sociale et l'importance, notamment, de l'égalité économique. Car, pour Ogien, contrairement aux libertariens de droite, les inégalités économiques n'ont aucun sens moral. En effet, ces libertariens considèrent que les inégalités économiques sont justifiées à partir du moment où elles sont le résultat de l'action libre d'individus faisant des choix sans coercition d'aucune nature - elles sont récompensent le talent ou le mérite individuels. Autant les libéraux que les libertariens, montre Ogien, justifient les inégalités sur la base de préceptes moraux. Donc s'attachent à une vision «positive» de la liberté politique en valorisant l'effort ou le mérite, par exemple.

Conséquence: «La tendance à donner une justification morale aux inégalités économiques ressemble plutôt à un nouvel épisode de la guerre intellectuelle menée contre les pauvres dans les sociétés démocratiques où l'idéologie officielle affirme que chacun possède une chance égale de s'en sortir, s'il veut bien s'en donner la peine» (p. 171). Or si on accepte sa conception minimaliste de la liberté politique, les inégalités économiques distribuent inégalement l'accès à la liberté individuelle et résultent du «rôle politique rétrograde de liberté positive» (p. 131). La justification des inégalités s'appuyant, en quelque sorte, sur une fausse conception de la morale, elles sont injustifiées et l'État - les décisions collectives - se trouve justifier de les combattre.

Être libre, c'est à la fois ne pas être exploité ni dominé par quiconque et à la fois protégé par des règles sociales qui visent la justice sociale. Seule l'égalité économique de tous permet l'atteinte de cet état de liberté (de permissivité) totale.

On le voit, les critères d'évaluation de l'intervention de l'État - permissivité, égalité et usage parcimonieux de la force - constituent les prémisses d'un guide pour la vie politique aussi exigeant qu'idéaliste. Ce court compte-rendu ne rend pas justice à l'ensemble des arguments du livre de Ruwen Ogien qu'il me semble urgent et nécessaire de lire en ces temps de retour du conservatisme moral collectif et du repli sur soi individuel. La résolution philosophique du paradoxal mariage entre la liberté individuelle et la justice sociale qu'il propose offre de fécondes réflexions sur notre désir d'un meilleur vivre ensemble.

L'État nous rend-il meilleurs? Essai sur la liberté politique, par Ruwen Ogien (Gallimard, Folio essais inédit, 2013, 978-2-07-045191-3, 332 p., 19,95$).

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