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Je n'ai pas le droit de dire ça

Souffrant de dépression depuis plusieurs années, il y a un discours que je n'ai pas le droit de tenir.
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Souffrant de dépression depuis plusieurs années, il y a un discours que je n'ai pas le droit de tenir. Il n'est pas tabou, il ne me fait pas mal, mais si j'ai le malheur de l'aborder, il ne m'appartiendra plus. Il oubliera qui je suis pour entrer dans une case du système de santé «prévue à cet effet». C'est le discours qui fait peur, qui lance des alarmes, celui qui dit «j'ai envie de me faire mal, je n'ai pas envie de vivre ».

Il est normal que les Ordres qui sont formés en détection des signaux de détresse, aidés du Gouvernement, protègent la population: toi, moi, le voisin et sa cousine, ouvrons les yeux, les oreilles, détectons la détresse. Et à ceux qui sentent que la vie leur échappe: exprimez-vous.

Sauf que le système d'intervention de première ligne, c'est le Guide alimentaire canadien du mental. Tu restes assis 90 heures par semaine? Tu construis des maisons et tu fais de l'escalade? Pas important: t'es un monsieur de 50 ans, mange huit tranches de pain, c'est bon pour toi.

En effet, légalement, un professeur, un collègue, un patron se doit, devant des signaux de détresse, d'appeler les autorités compétentes, qui obligeront la consultation par un professionnel de la santé. Obligeront à parler, à exprimer. Et pourtant, je n'ai pas le droit de dire ce qui suit.

Quand j'étais jeune, victime d'une guerre familiale, j'ai été forcée d'aller chez des psychologues, chacun essayant de me faire dire le contraire de l'autre devant l'influence parentale. Puis, à l'adolescence, devant des signaux de détresse, mon école a dû agir. Outre les bons sentiments, c'était une responsabilité légale que de me faire rencontrer un professionnel. Un, puis deux autres, puis une infirmière, puis un travailleur social...

Je sais que tous les bons sentiments du monde motivaient les actions des gens autour de moi. Mais à force de «de quoi avez-vous parlé» et «il me faut un papier», j'ai fini par sentir que je glissais, cette impression qu'on prenait soin de moi s'étiolait, je n'étais plus une personne qui a besoin de câlins, je devenais... un processus. Et j'étais exclue de mon propre bien-être.

Ah, non, c'est vrai: je ne peux pas dire que je me sens exclue, ils devront me répéter que non, personne ne me méprise... Je sais TRÈS BIEN que personne ne me déprécie pour cause de dépression. Mais quand soudain tous ceux que je croise s'assurent avec insistance que je vais bien, ce n'est pas de l'amour que je sens, c'est de la peur. La peur de ne pas savoir quoi faire avec moi, qui justement, essaie d'apprendre à me sentir normale.

Il y a deux ans, j'ai finalement réussi à refaire confiance. J'ai trouvé une médication qui me convienne et une formidable psychologue. Je ne la vois plus, pas par peur ni déni: simplement parce qu'après avoir été outillée, j'ai su que j'étais prête à voler de mes propres ailes.

J'ai aussi beaucoup assumé mon état. J'en ai parlé autour de moi. Je peux dire des choses comme « j'ai pensé à la mort hier... beurk ». Oui, « beurk », parce que je sais que ça passe, et j'ai envie de dire « beurk » pour montrer que ça n'a plus de pouvoir sur moi, que j'ai la liberté d'en parler lucidement. Et les gens proches de moi ont compris. Ils ont compris que je n'avais pas le même vocabulaire qu'eux, mais que je n'étais pas en danger.

J'ai pensé que cette verbalisation volontaire, que ce sentiment de confiance allait durer. Mais j'avais oublié que je n'ai pas le droit de parler de ça.

J'ai parlé cette semaine d'une rechute à un collègue qui me connait bien. Que j'avais pensé à la mort et que je trouvais ça très épuisant. Que je suis contente de pouvoir m'en rendre compte, mais qu'il était possible que je n'aie pas la pêche. J'ai verbalisé. Mais j'ai oublié de me taire quand un autre collègue est passé.

Mon patron m'a rencontrée. Je me suis toujours sentie proche de lui, j'ai cru que je pouvais lui dire que j'avais pensé à me faire mal mais ce n'était pas dangereux. Que le collègue qui me connait avait bien compris. Que mon copain, qui travaille au même endroit, savait que je n'étais pas en danger. Que ce sont des mots qui font peur mais que j'apprends justement à les apprivoiser, à les contrôler.

Mais non. Ce n'est pas ça qu'il voulait dire dans « je t'écoute ». Sinon, il ne m'aurait peut-être pas sommée de rencontrer un professionnel et de revenir avec une preuve que je vais bien. Sinon, quand j'ai dit que je lui parlerais si ça n'allait pas, il n'aurait peut-être pas répondu « c'est ça, t'as fait ça pour rien, pour je sais pas quoi! ». Sinon, quand j'ai dit que je voulais continuer ma démarche à mon rythme, il n'aurait peut-être pas répété qu'il avait des responsabilités.

C'est arrivé il y a quatre jours. Ça fait quatre jours que je suis en crise d'angoisse. Je revois mon adolescence, j'ai souvenir du passage forcé dans le système de santé mentale et je me rappelle les quinze années qu'il m'a fallu pour réapprendre à faire confiance. Ma fierté d'avancer, mon courage revenu, les étapes pas à pas: je sens que tout m'échappe.

Je comprends. Je comprends toutes leurs réactions. Je n'éprouve ni colère envers eux, ni mécontentement. Ce qui m'embête, aujourd'hui, c'est de constater qu'au lieu de me donner envie de m'ouvrir, ces passages forcés m'ont surtout donné envie de me taire.

Aujourd'hui, j'ai quatre collègues qui connaissent la situation, des amis, un copain, tous s'accordent pour dire que je ne suis pas en danger, que ce qui me ferait le plus de mal actuellement c'est de détruire ma propre démarche pour repasser par cette obligation de traitement qui m'a laissé tant de marques. Tous, dont mon patron, me confirment que je suis toujours très efficace au travail. Mais malgré tout, et je n'ai d'autre choix que celui de comprendre: au-delà de mon bien-être, mon patron, la compagnie, le système a des responsabilités.

Je finis juste par me demander où nous sommes, moi et mon bien-être, dans ces responsabilités envers... moi?

J'ai réussi à fournir un premier papier à mon patron. Il faut que je lui en fournisse deux autres je crois. Il aimerait probablement que je lui dise que je serai toujours prête à parler. Mais la confiance de l'aide des autres vient d'en prendre un coup, et avec toute la lucidité dont je puisse faire preuve, je vois bien que je ne peux pas tout dire.

Et surtout, surtout, il ne faut pas que je dise que je n'ai pas le droit de parler de quelque chose, ça risque d'inquiéter...

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