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Santé: tu regarderas les larmes des personnes qu'il te sera impossible d'aider

Chaque jour, ceux qui travaillent dans le réseau de la santé reçoivent l'ordre d'être plus «efficaces», alors que ce mot ne fait que tracer un fossé plus grand avec la population.
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Les intervenants doivent souvent déjouer ou détourner le système pour commencer à aider véritablement les personnes rencontrées. Voilà où nous en sommes.
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Les intervenants doivent souvent déjouer ou détourner le système pour commencer à aider véritablement les personnes rencontrées. Voilà où nous en sommes.

Dernièrement, une banalité quotidienne est venu cristalliser l'air du temps. Dans une université, un responsable des stages vient parler à l'assemblée d'élèves en vue du stage qui clôturera la scolarité du baccalauréat en travail social.

Le message est le suivant: «Si vous souhaitez faire un stage dans le réseau de la santé et des services sociaux, sachez qu'ils priorisent les personnes qui ont un permis de conduire.» Et s'il pouvait y avoir des sous-titres, on lirait «si vous avez une voiture, c'est encore mieux!» Déjà que leur stage n'est pas payé, voilà qu'on discrimine les étudiants selon qu'ils aient un permis de conduire ou non — voire, au pire, s'ils ont une automobile ou pas.

Sans surprise, cela s'inscrit parfaitement dans la logique actuelle où l'on souhaite une main-d'œuvre malléable qu'on peut déplacer à sa guise. Bien au pas d'une gestion dite «efficiente» et «harmonisée». Une gestion tout à fait en phase avec les directions d'établissements, qui n'ont maintenant même plus besoin du désobligeant Barrette pour se fourvoyer sur l'essentiel et embrasser des mesures déshumanisantes.

Il y a peu, plusieurs directions des CISSS et CIUSSS ont quitté les tables de négociations locales, et ce, alors que le gros nœud des négociations est le port d'attache (qui détermine où vous travaillez concrètement) et les notions de déplacement. Une travailleuse sociale soutenait à ce propos que «cela signifie que l'employeur veut pouvoir vous déplacer comme bon lui semble, sur de vastes territoires, sans considération pour votre réalité, parfois au détriment de votre champ d'expertise et, surtout, sans compensation pour les désagréments engendrés.».

Certains oseront affirmer que ce changement réglera les problèmes d'attraction et de rétention de personnel. Dans les faits, on vient rendre plus difficiles les conditions de pratique et miner nos chances d'assurer une meilleure accessibilité à des soins et services de qualité, car les réformes centralisatrices n'aident en rien l'ancrage social des professionnels dans une localité donnée.

Cette course aveugle à la technique et aux statistiques glorifiées nous éloigne du relationnel et de l'humain dans sa singularité.

Ce sont les mêmes qui imposent la méthode Toyota (Lean) dans le réseau et qui ignorent sciemment les épuisements professionnels, les exigences insensées et dysfonctionnelles, les suicides chez le personnel, et l'incapacité flagrante du système à répondre aux besoins de la population.

La Cour supérieure a d'ailleurs tranché contre une méthode de type Lean d'un CIUSSS de Montréal, car elle provoquerait de la détresse psychologique et placerait les employés en contradiction avec leur code de déontologie. Malgré tout, le ministère de la Santé et des Services sociaux (MSSS) et des directions d'établissements continuent avec les mêmes méthodes. Encore et toujours. De la même façon que les «crises financières» s'enchaînent sans que rien ne change.

Les intervenants doivent souvent déjouer ou détourner le système pour commencer à aider véritablement les personnes rencontrées. Voilà où nous en sommes.

Atomisation des professionnels, règne du management et des outils abrutissants (l'OCCI, par exemple), rejet de l'expérience humaine et assujettissement du jugement clinique — les intervenants doivent souvent déjouer ou détourner le système pour commencer à aider véritablement les personnes rencontrées. Voilà où nous en sommes.

Les nouveaux travailleurs sont réduits à être encore davantage de la chair à canon pour le compte d'une vision gestionnaire totalement inefficace au niveau clinique. Chaque jour, les hommes et les femmes travaillant dans le Réseau reçoivent l'ordre d'être plus «efficaces» et «efficients» alors que ces mots (maux?) ont perdu tout contact avec la réalité terrain et ne font que tracer un fossé plus grand avec la population.

Cette course aveugle à la technique et aux statistiques glorifiées nous éloigne du relationnel et de l'humain dans sa singularité. Nous creusons ainsi plus profondément le tombeau d'un système de santé qui un jour eut la lucidité folle d'aspirer au mieux-être de tous et toutes.

Et malheureusement, on peut avoir de sérieux doutes sur l'arrivée d'éclaircies dans le ciel gris actuel avec la nouvelle ministre de la Santé, Danielle McCann. Cette dernière a introduit (en 2011) la firme Proaction et la méthode Lean dans un CSSS qu'elle dirigeait à l'époque.

En effet, tout ceci donne follement le goût de s'engager dans le Réseau. Plus encore que de dire à la relève qu'il faut avoir un permis de conduire et faire preuve de «mobilité» pour leur futur employeur, pourquoi ne pas aller plus loin dans la franchise?:

Et tu te soumettras à la loi du Réseau...

Et tu écouteras religieusement les paroles de ton gestionnaire...

Et tu te plieras aux ordres qu'on te donne...

Et tu te tairas quand on te dira d'utiliser tel outil, remplir tel formulaire...

Et tu aimeras appliquer les protocoles d'ententes...

Et tu marcheras droit selon les normes et le formatage des services d'aide en vigueur...

Et tu courberas l'échine...

Et tu prieras en vain la ministre de la Santé tous les soirs...

Et tu regarderas, impuissante, les larmes des personnes qu'il te sera impossible d'aider...

Et tu ne comprendras pas pourquoi ce réseau est si inhumain...

Mais tu découvriras que tu n'es pas seule...

Et tu partageras ton vécu...

Et tu dénonceras les situations indignes...

Et tu joindras le RÉCIFS, ton syndicat, et tous ceux et toutes celles qui partagent ta vision d'un Réseau de la santé au service de la population...

Et tu noueras des liens avec d'autres professionnels, de toutes les disciplines, et vous ferez front commun...

Et tu découvriras un monde de possibles...

Et tu ne te soumettras plus à la loi du Réseau.

[La finale est inspirée par Marie-Sabine Roger, Et tu te soumettras à la loi de ton père]

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