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Tant et aussi longtemps que l'Europe n'aura pas le courage de s'attaquer sérieusement à la racine du mal, la Méditerranée continuera d'être le cimetière marin, la fosse commune pour des milliers d'hommes et de femmes en quête d'un havre de paix et des richesses pseudo-miroitantes du monde occidental.
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De Paris à Berlin, de Londres à Bruxelles tous les dirigeants européens ont déploré la mort de près de 800 migrants en mer méditerranée, à la suite du chavirement de leur embarcation de fortune.

En marge de ce concert d'indignations feintes ou sincères, il convient d'élucider les causes et les ramifications de ce spectacle dramatique qui se déroule depuis plusieurs décennies au vu et au su de toute la planète entière.

Soulignons d'emblée qu'il n'est point besoin de ratiocinations gâteuses pour conclure que l'instabilité politique consécutive à la croisade militaire anti-Kadhafi de 2011 constitue à l'heure actuelle une des conditions facilitantes de l'affluence massive de migrants en Méditerranée. En effet, l'anarchie qui règne actuellement en Libye entraîne avec elle une porosité des frontières et, partant, une déliquescence de la politique migratoire jadis menée de main de fer par l'ancien guide libyen.

Bien évidemment, il y a aussi une responsabilité des dirigeants des pays d'origine de ces migrants. Elle n'explique pas tout, mais elle est indéniable. Le tribalisme, le favoritisme, l'immobilité de l'ascenseur social, la néopatrimonialisation (123 : 1981) et la mauvaise gouvernance sont autant de raisons qui peuvent pousser à choisir le chemin de l'exil.

Cela dit, comme à chaque drame de cette envergure, les indignations et les réunions d'urgence sont légion. Les dirigeants européens ne se laissent pas prier pour afficher leur détermination à lutter efficacement contre cette hécatombe devenue quotidienne aux portes de l'Europe.

De même ordre d'idées, la justice italienne, au nom des dirigeants européens, fera condamner un ou deux « passeurs » afin de convaincre l'opinion publique européenne que la situation est sous contrôle. Pire encore, on tentera de faire croire urbi et orbi qu'il s'agit uniquement d'une immigration clandestine sous fond de trafic d'êtres humains. Or la réalité est éminemment plus complexe que ces explications habilement réductrices.

La mer Méditerranée n'est plus le "berceau de la civilisation" décrit par Fernand Braudel ; elle est devenue ce lac où les riches de ce monde, en croisière sur leurs yachts, peuvent le temps d'un regard apercevoir les réfugiés de l'autre rive, accrochés à leurs frêles esquifs, et qui risquent leur vie pour atteindre le "paradis européen" [...] Nous devons donner aux Africains un avenir en Afrique si nous voulons qu'ils restent où ils sont (214 : 2010).

Cette affirmation de Dominique Moïsi décrit assez bien l'odyssée macabre qui se joue depuis au moins deux décennies aux frontières des États riches. On note cependant en filigrane de cet extrait riche de bonnes intentions, la trace d'un paternalisme colonial qui ressemble à s'y méprendre à celui constamment utilisé par les dirigeants occidentaux pour neutraliser la dimension politique d'un état de fait dont l'origine est essentiellement liée aux rapports de force à l'échelle planétaire.

Non ! Il ne s'agit pas de donner un avenir aux populations pauvres de la planète. Il est précisément question d'éviter d'obstruer leur avenir par le biais d'un système économique violent et prédateur qui génère et pousse vers la périphérie une multitude de nations clochardes et dépourvues de liberté, d'autonomie et de responsabilité. Autrement dit, il est moins question de « secourir les pauvres », que de supprimer les conditions de production de la pauvreté ou de la vie nue pour reprendre une expression Arendtienne. Et ces conditions nous les connaissons toutes. Elles vont des instabilités politiques (Libye, Syrie, Mali, etc.), aux pseudo-accords de libre-échange (APE) en passant par les externalités meurtrières de la globalisation économique. À ce sujet, les mots de David Held sont d'une résonance toute particulière:

A decision to increase interest rates in an attempt to stem inflation or exchange-rate instability is most often taken as a national decision although it may well stimulate economic changes in other countries. A decision to permit the harvesting of the rain forests may contribute to ecological damage far beyond the borders wich formally are the responsibility of a given set of political decision-makers. [...] A decision by a gouvernment to save resources by suspending food aid to a nation may stimulate the sudden escaladation of fond prices in that nation and contribute directly to an outbreak of famine among the urban and rural poor (17: 1997).

Une chose est certaine : « Il ne faut pas s'imaginer que les gens vont regarder la vitrine de la globalisation avec l'interdiction d'entrer dans le magasin. [Car] au bout d'un moment, ils vont casser la vitrine » (41 : 2011). Si les richesses produites collectivement ne sont pas distribuées équitablement, c'est-à-dire à l'ensemble des membres de la coopération sociale à l'échelle internationale, il est évident que, contre vents et marrées, les populations démunies iront vers les richesses supposées. Et, ce n'est pas les milliers de forces armées postés tout le long des frontières européennes qui dissuaderont les plus téméraires pour qui le choix a déjà fait : « Rester et mourir ou partir et espérer vivre heureux ».

Somme toute, tant et aussi longtemps que l'Europe n'aura pas le courage de s'attaquer sérieusement à la racine du mal, la Méditerranée continuera d'être le cimetière marin, la fosse commune pour des milliers d'hommes et de femmes en quête d'un havre de paix et des richesses pseudo-miroitantes du monde occidental.

Références

- Médard, « L'État clientéliste transcendé », in Politique Africaine : La politique en Afrique noire : le haut et le bas, Paris, Karthala, janvier 1981.

- Moïsi Dominique, La géopolitique de l'émotion. Comment les cultures de peur, d'humiliation et d'espoir façonnent le monde, Paris, Flammarion, Coll. « Champs actuel », 2010.

- Held David, «Globalization and cosmopolitan democracy», in Peace Review, Septembre 1997, Vol. 9, no 3.

- Bayart Jean-François, Merckaert Jean, Chaillou Aurore , Ariste Christine , « La globalisation capitaliste repose sur une énorme contradiction », in Revue Projet, 5/2011 (n° 324 - 325).

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