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Le cimetière des civilisations

Aujourd'hui, l'histoire totale, celle qui prend en compte les lames de fond susceptibles d'altérer le cours des événements sur le temps long, cohabite avec l'histoire événementielle, celle qui met en lumière ces moments où, en un espace de temps court, l'histoire bascule, généralement à l'occasion d'un conflit violent, c'est-à-dire une révolution ou, plus souvent, une guerre.
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Longtemps, l'histoire a été envisagée comme une série de batailles décisives. Aujourd'hui, l'histoire totale, celle qui prend en compte les lames de fond susceptibles d'altérer le cours des événements sur le temps long, cohabite avec l'histoire événementielle, celle qui met en lumière ces moments où, en un espace de temps court, l'histoire bascule, généralement à l'occasion d'un conflit violent, c'est-à-dire une révolution ou, plus souvent, une guerre. Un tel événement transformateur est-il en train de se dessiner aujourd'hui en Irak et en Syrie? Un regard sur l'histoire de la région nous permet, sinon de l'anticiper, du moins de concevoir son éventualité.

Parmi les centaines et même les milliers de confrontations armées que connut l'humanité, très peu en fait peuvent être considérées comme décisives. Mais parmi celles qui le furent, nombreuses eurent lieu dans ce petit espace géographique où se joue actuellement le dernier conflit armé en date, conflit qui, malgré tous les changements qui ont pu intervenir récemment en matière de stratégie, de technique militaire, de politique et de géopolitique, nous renvoie de diverses façons aux batailles du passé. Car cette nouvelle guerre entre des adversaires que l'on ne sait guère nommer regroupe un certain nombre de paramètres qui nous sont étrangement familiers dans cette partie du monde. Un espace qui vit d'ailleurs l'histoire changer de direction à plusieurs reprises et qui, d'une certaine façon, fut le cimetière des civilisations.

La région qui comprend la Mésopotamie (Irak), la Syrie et la zone que l'on désigne aujourd'hui comme le Proche Orient se trouve au carrefour des civilisations : celles, classiques, nées dans la vallée du Nil, puis celles de la Perse et de la Méditerranée, de l'Europe, de la péninsule Arabique et de l'Asie centrale. Lorsque ces civilisations, à un moment ou à un autre, se sont disputées une hégémonie quelconque, le conflit s'est avéré inévitable, et implacable. La bataille de Kadesh (1294 av. J-.C.), première à être répertoriée, voit Égyptiens et Hittites lutter, déjà, pour le contrôle de la Syrie. La célébrissime bataille de Gaugamèles (331 av. J.-C.), qui a lieu dans la région d'Erbil, est le chef d'oeuvre d'Alexandre le Grand. Elle met fin en une journée à deux siècles d'hégémonie perse et transforme la dynamique géopolitique du monde avec la grande entrée en scène de l'Occident. En 53 av. J.-C., à Cahrrae, en Syrie, Crassus et ses légions subissent l'une des défaites parmi les plus retentissantes de l'histoire : attirés dans le désert, coupés de leurs bases, harcelés par l'adversaires, les soldats romains sont anéantis par les cavaliers parthes. En 636, au Yarmouk et à Qadisya, les armées arabo-musulmanes règlent le sort des empires byzantins et perses et propagent l'islam sur un espace allant de l'Espagne pratiquement jusqu'à la Chine. À Ayn Jalut (1260) puis à Homs (1281), les Mamelouks, ces esclaves islamisés acheminés d'Asie centrale et des Balkans, sauvent de justesse l'islam du joug mongol qui menaçait sérieusement tout l'édifice musulman. C'est cette région qui voit aussi s'évaporer dans le sang, la chaleur et la poussière tous les espoirs des chrétiens occidentaux de se maintenir en terre sainte. D'une certaine manière, la lourde défaite de Hattin en 1187, qui provoque l'expulsion des croisés de Jérusalem par Saladin, est à la source d'une farouche soif de revanche qui va propulser les Occidentaux en Amérique, en Afrique et en Asie.

Le conflit qui se dessine en Irak et en Syrie ne se décidera pas en une journée. Au contraire, tout porte à croire qu'il va perdurer sans qu'on puisse prédire l'issue de la confrontation. Nul ne peut dire non plus combien cette guerre - car s'en est bien une - risque de changer le cours de l'histoire, quand bien même elle transformerait le statu quo géopolitique régional. Mais ce qui transparaît déjà sont les nombreux points de convergence avec les confrontations du passé. Certes, il serait exagéré de voir en ce conflit un « choc de civilisations.» Mais pour le mouvement se désignant comme l'« État islamique », c'est bien dans ces termes que le conflit est perçu, l'objectif affiché étant de transformer la physionomie géopolitique de la région dont les frontières actuelles furent établies par les puissances coloniales. L'idée de recréer le grand Califat (aboli officiellement par Mustapha Kémal) correspond au rejet de la modernisation occidentale et à son incarnation politique, l'État-nation laïc, et au retour à un âge d'or où le monde musulman était au fait de la civilisation. Les techniques employées pour théoriquement accomplir ce grandiose objectif - terrorisme, décapitations, propagande, intimidations, guerre indirecte - sont toutes dérivées des techniques utilisées par les uns et les autres dans cette région à travers les âges. De fait, le désir d'attirer l'adversaire dans un piège dont il ne saurait se défaire nous ramène à Crassus, alors que le terrorisme et l'intimidation des populations locales pratiqués par les djihadistes est dans le droit fil des pratiques mises en œuvre par les redoutables et insaisissables Assassins qui sévirent durant de longs siècle en Syrie et en Iran avant d'être anéantis par les Mongols. Ces derniers et leur avatar, les turco-mongols de Tamerlan, pratiquèrent une autre technique dont les djihadistes de l'État islamique se sont faits en quelque sorte les tristes héritiers : la décapitation publique des adversaires dont, à l'époque de Tamerlan, on prenait les têtes pour confectionner des « pyramides de crânes. » Bagdad, en particulier, se vit parer à plusieurs reprises de ces édifices macabres au tournant du XVe siècle.

La diabolisation de l'adversaire est une autre constante des conflits de la zone qui assure que ceux-ci vont au paroxysme de la violence. On a déjà vu combien, sans même parler du fanatisme des djihadistes, les Américains aiment à voir dans ce genre de confrontation une croisade du bien contre le mal, dans des termes qui renvoient aux exhortations de l'Ancien Testament, dont les épisodes relatés se situent aussi dans cette région. La recherche d'une coalition n'est pas non plus sans rappeler celles que deux papes, Urbain II et puis Pie V, organisèrent non sans difficulté et toujours en invoquant la justesse de la cause, l'un pour récupérer Jérusalem au XIe siècle, l'autre pour contenir la menace ottomane cinq siècles plus tard. Quant à la croyance des uns dans la supériorité de la technique - autrefois celles du légionnaire ou du chevalier, aujourd'hui celle des aéronefs -, et des autres dans la supériorité de leur dieu et de leur religion, elles nous ramènent à une opposition caractéristique d'un type de conflit antérieur aux grands affrontements idéologiques du XXe siècle. Les alliances incertaines et ambiguës que l'on constate encore aujourd'hui firent aussi partie intégrante de cette histoire mouvementée où la trahison et le double jeu furent omniprésents, tout comme la forte tendance, surtout chez les vaincus, à sous-estimer et à mal comprendre les capacités de l'adversaire.

Enfin, entre l'exacerbation de la violence des uns et la volonté d'aseptiser artificiellement la chose guerrière des autres, les populations civiles, comme autrefois, sont prises dans l'étau : les horribles décapitations filmées et disséminées sur les réseaux et les « dommages collatéraux » causées par les frappes aériennes, mais dont on connaît rarement les détails insoutenables, assurent que l'horreur de la guerre se perpétue d'un côté comme de l'autre. Or, contrairement à ce dont on cherche à se convaincre, la guerre est toujours, quelle que juste que soit la cause et aussi précises que soient nos armes, une sale affaire.

Dans son ouvrage, Les grandes batailles qui ont changé l'histoire (éditions Perrin), Arnaud Blin propose une lecture totale de la bataille, du rôle de l'homme de base à celui du général, de la question des armes à celle du moral, sans omettre de présenter le contexte politique, religieux et social. L'auteur privilégie ce qui est au coeur de la guerre à l'échelle mondiale: le caractère foncièrement hétérogène des grandes confrontations militaires - en d'autres termes, le choc entre des cultures, des pays, des peuples ou des armées radicalement différents.

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