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Dans le couloir de la mort: une ex-inspectrice d'abattoir témoigne

Dans les usines d'abattage, j'ai vu des porcs mal saignés, le cou a moitié ouvert, qu'on empilait comme des poches de pommes de terre sans égard à leur souffrance. Leurs petites têtes se relevaient, n'attendant plus qu'un coup de grâce qui ne venait jamais.
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500 mises à mort à l'heure... Ici la mort n'a pas de fin, ni d'identité, elle n'a comme destination finale que notre propre faim. Pas de Fido, pas de Chouchou, de Mimi ou de Daisy... Mais plutôt un porc qui, encore conscient après la phase d'étourdissement ratée, nage dans un bassin d'eau bouillante destiné à lui enlever les soies pour échapper au trépas, un coup de barre de fer sur un petit veau qui n'a pas obéi parce qu'il savait très bien ce qui l'attendait, un porc au cou à moitié tranché, oublié dans un coin, attendant dans le silence de son sang qui ruisselle que la mort arrive enfin. La machine tourne à bon train, elle rugit et dévore des êtres vivants à pleine bouche et les déchiquette de ses dents aiguës afin de produire des steaks pour remplir les comptoirs des épiceries et calmer notre appétit cruel et féroce. Du sang, des cris, des bêtes paniquées, sans espoir, condamnées, dépecées. Bienvenue en enfer.

J'ai rencontré Josée dans un restaurant près de chez elle afin de recueillir son témoignage pour mon article. Toute menue, elle cachait un passé qu'au premier coup d'œil on ne pouvait soupçonner. Elle a de la gueule, elle l'assume, ça lui a servi. Étant toutes deux végétariennes, nous commandons un carré aux dattes, entourées de clients dévorant candidement de la chair animale. Le discours de cette femme, sa réalité, juraient avec le bruit de l'entourage qui cautionnait de leur bouche la mort. Le contraste de deux visions de la vie totalement opposées était saisissant.

J'ai commencé à travailler comme inspectrice à l'Agence canadienne des aliments (ACIA) il y a 31 ans. J'ai tout arrêté en 2011 lorsque j'ai touché le bas fond. À l'époque, j'étais divorcée, mère de deux enfants, j'avais besoin de sous comme tout le monde et on m'a offert ce poste. J'ai commencé dans l'industrie du porc. Mes tâches consistaient à cibler les animaux présentant des maladies, des handicaps, à évaluer les carcasses, à veiller et à ce que le «bien-être» animal soit respecté.

Au début, tu sais, on arrive là, on veut seulement apprendre le travail par cœur, être efficace. Mais, au fil des jours, les images d'horreur commencent. Mon champ de vision s'élargit. Je remarque un manquement là, puis un autre et un autre. Chaque matin on se rend au travail la peur au ventre, se demandant quelle scène traumatisante on va encore devoir supporter. J'ai vu des scènes tirées tout droit d'un film d'horreur. Je ne peux même pas tout te raconter tellement certaines choses ne se racontent même pas. Si mes yeux pouvaient te montrer le film de ce que j'ai vu durant toutes ces années tu te demanderais comment c'est possible que je ne sois pas hospitalisée aujourd'hui.

Intriguée, je lui demande un peu plus de détails. Suis-je voyeuse? Peut-être. Est-ce légitime de vouloir lui demander d'ouvrir, le temps d'un entretien, une fenêtre sur un abattoir alors que jamais je n'aurais le courage de voir de mes propres yeux l'enfer de ce qui s'y déroule?

Ces endroits sont des lieux de tueries. Il ne faut pas oublier que ce sont des endroits où on abat, où on donne la mort à des êtres sans défense. Je me rappelle les innombrables cauchemars que j'ai fait le soir en rentrant du travail. J'ai vécu des années d'anxiété, de stress, de palpitations dans le cœur en raison de ce travail. La souffrance des bêtes jumelée à la mienne donnait un concentré de mal-être à l'état brut. J'ai assisté à des choses, à des actes posés par des humains qui ne mériteraient même pas cette appellation.

Par exemple, un jour, je suis allée voir l'enclos dans lequel on entrepose les animaux qui attendent leur tour pour mourir. Il y avait ce porc, là, dans le coin, incapable de se déplacer parce qu'il avait deux pattes cassées. Il ne pouvait pas s'abreuver. Je suis allée vers lui, j'ai pris ma bouteille d'eau et je l'ai fait boire comme on ferait boire un petit enfant.

Jamais je n'oublierai son regard. Ses yeux ressemblaient étrangement à des yeux humains et semblaient me dire « Pourquoi moi? Pourquoi ça? Mais surtout, pourquoi te soucies-tu de moi? »

Il n'avait pas de nom, pas de voix, il n'avait que des yeux. Ça m'a suffi. Jamais je n'oublierai ces deux petites billes posées sur moi. En raison de ma bonne action et parce que j'avais « osé » prendre en pitié cette bête, on m'a injuriée, on m'a crié dessus, je n'étais qu'une faible qui préférait les porcs aux humains. L'intimidation très présente dans ce genre d'endroit paralyse les jambes et le cœur, les miennes autant que ceux de l'animal sur la chaîne d'abattage. Certains ouvriers sont respectueux avec les animaux, d'autres se servent d'eux pour se défouler. J'ai déjà entendu l'un d'eux banaliser la souffrance des bêtes en me disant:

«Les hommes ont tous les droits sur les animaux, comme les animaux ont tous les droits sur les pierres». Cela en dit long sur l'indifférence des gens à l'égard des animaux. Au fil de ma carrière, j'ai assisté à des scènes quasi surréalistes. Lors d'arrivées à l'abattoir, j'ai vu un transporteur jeter un porc du 2e étage d'un camion, car il n'avançait pas assez vite. La pauvre bête... J'en ai vu un autre qui avait accroché un crochet après le nez d'un porc afin de le tirer par une chaîne hors du camion (heureusement je suis arrivée à temps). J'ai vu des cochons arriver avec les oreilles brunes, brûlées par le froid, des porcs arrivés morts de chaleur parce que le transporteur avait pris une longue pause déjeuner en les laissant dans le camion à plus de 30 degrés. Il arrive que certains cochons meurent d'une crise cardiaque lorsqu'ils sont déplacés vers l'abattoir puisqu'ils n'ont jamais bougé de leur vie, leur cœur ne tient pas.

Dans les usines d'abattage, j'ai vu des porcs mal saignés, le cou a moitié ouvert, qu'on empilait comme des poches de pommes de terre sans égard à leur souffrance. Leurs petites têtes se relevaient, n'attendant plus qu'un coup de grâce qui ne venait jamais.

J'ai vu des poulets encore vivants jetés dans une poubelle, d'autres à qui on avait enfoncé des boyaux d'arrosage dans le derrière en vue de les faire littéralement exploser d'eau. Et combien ai-je vu de petits veaux ou de porcs, assommés par des barres de fer ou des crochets simplement, car l'ouvrier était impatient ce jour-là. Et s'il y a un veau encore conscient rendu à l'étape du dépeçage? Tant pis... La chaîne doit continuer, elle doit tuer massivement, rapidement sans perdre une minute. Une minute coûte trop cher. On ne peut pas arrêter la chaîne. Dans cette industrie, tout n'est que profit. L'argent avant l'empathie, l'argent avant l'humanité, l'argent avant le respect. Lorsqu'il m'est arrivé d'exiger l'arrêt de la production, on m'engueulait.

J'ai vécu des années d'intimidation dans ces lieux, du stress en permanence, mais si j'ai continué c'est parce que j'étais capable de dénoncer. J'ai eu des gens au travail avec moi qui m'ont beaucoup aidée. Si je ne les avais pas eus, je ne serais plus ici pour répondre à cette entrevue. Je suis allée en cour plusieurs fois, photos à l'appui, j'ai gagné toutes mes causes. Je suis restée au nom des animaux, pour les protéger et parce qu'un ouvrier renvoyé c'était l'un de moins sur les lieux. J'ai réussi à faire changer de petites choses qui, en s'additionnant, ont fait une différence. Par exemple, le parc de détention des animaux a été déplacé plus près des lieux de l'endroit de l'abattage afin d'éviter aux animaux mal en point d'avoir à marcher sur une trop longue distance ou encore, un employé a été ajouté à la table de saignée pour insensibiliser les bêtes manquées.

Tout n'est pas que noir, il y a des lois sévères au Canada, il y a de l'amélioration, des progressions dans les techniques d'abattage. On industrialise la souffrance afin de tuer de mieux en mieux. On améliore nos techniques de mise à mort. Mais, on est à côté de la traque! On ne progresse aucunement au niveau humain.

Tuer humainement c'est tuer quand même, non?! L'acte en soi reste le même. Le résultat reste aussi le même... Il faut que ça devienne viscéral, il faut que l'homme soit conscient de ce qu'il mange, que ce n'est pas un steak, mais bien un être à qui on a pris la vie. Les conditions d'abattage, la douleur ou non ne doivent pas être les facteurs déterminants. Peu importe si l'animal a été élevé couché sur un Lazy boy avec de la musique classique jour et nuit, il reste que c'est de la cruauté. L'animal n'est au final qu'un signe de dollar, qu'une marchandise qu'on abat, qu'on va tuer avec plus ou moins de civilité. Tout ça pour donner un repas à un humain qui choisit l'indifférence. Il y aura toujours de la souffrance, toujours un travailleur quelque part qui commettra un impair lorsqu'on aura le dos tourné. Et ce, peu importe les lois en vigueur.

Je l'écoute me raconter son histoire, ce film d'horreur devrais-je dire et je me demande comment elle fait pour contenir cette colère. Comment fait-elle pour respecter encore l'homme en l'ayant vu capable des pires atrocités?

Travailler dans ce genre d'endroit m'a isolée de l'être humain. L'humain me déçoit. Autant ceux qui se défoulent sur les animaux que ceux qui les consomment. Je suis profondément subjuguée par l'apathisme des hommes. Je ne comprends pas ça.

Je ne peux plus entendre la phrase «Mais que veux-tu qu'on fasse» ou «C'est la vie, c'est comme ça».

Les gens ne sont pas égaux dans leurs convictions. On refuse la douleur pour un chien et un chat, on sauve un oiseau, mais on mange un cochon. Pour moi, cet aveuglement n'a plus sa place. Tout le monde devrait visiter un abattoir, les gens DOIVENT ouvrir les yeux. Les animaux ne s'expriment pas. La vache de s'exprime pas, le cochon ne s'exprime pas, le poulet non plus. Ce n'est pas parce qu'ils n'auront pas reçu un coup de barre de fer sur le dos ou qu'ils n'auront pas poussé un cri qu'ils ne souffrent pas. J'ai vu leurs yeux, j'ai vu leur arrivée dans ces endroits. Ces êtres innocents qui n'ont pour la plupart jamais vu la lumière du jour, certains qui n'ont jamais même marché et qui se demandent ce qui leur arrive.

Oui, ils souffrent. J'en suis convaincue. On ne peut plus le nier, on ne peut plus garder sa tête dans le sable.

Les gens ne veulent pas savoir. Les horreurs que j'ai vues n'intéressent malheureusement personne. Ils sont curieux, mais, dès qu'on leur en dit trop, ils se referment. Savoir les empêcherait de garder leurs œillères sur les yeux. Savoir, remettrait en cause leurs habitudes et les gens ne veulent pas changer. J'ai vécu l'isolement, j'ai dû m'endormir le soir avec ces images que je gardais en moi sous prétexte que je ne pouvais pas déranger les gens dans leur quiétude. Je vis aussi beaucoup de culpabilité pas rapport à la mère que j'ai été.

J'avais une petite fille qui a compris très jeune le non-sens de manger les animaux. Je l'obligeais à manger son assiette remplie de viande le soir et elle allait la cacher dans sa garde-robe.

Si c'était à refaire, jamais je ne donnerais de la viande à mon enfant. J'ai enfin rangé mes œillères dans un tiroir que je ne compte plus ouvrir.

Une question me brûle les lèvres, est-ce son travail qui l'a fait devenir végétalienne?

L'élément déclencheur a été la vue des carcasses de porcs. Je les voyais, éventrés, les intestins bleus qui tombent par terre, ça m'a dégoûtée. Mais ce qui m'a le plus ouvert les yeux c'est probablement lorsque j'allais voir les petits porcelets dans l'enclos ante mortem. Ils venaient vers moi comme l'auraient fait de petits chiens. Ils voulaient des caresses. Ces petites bêtes ne connaissaient pas le danger, elles étaient si innocentes! Je me suis dit que jamais je ne pourrais remanger ces animaux!

Au fil des années j'ai pu constater que les animaux ont des émotions. Ce n'est pas vrai que les animaux ne sont pas intelligents ni sensibles. J'ai murmuré des petits bruits à des poulets qui attendaient de se faire trancher la gorge, ma voix les réconfortait, ils fermaient les yeux et certains s'endormaient. Comme si le murmure d'une voix qui les considérait enfin les apaisait. J'ai vu des porcs répondre aux ordres des hommes comme s'ils étaient des chiens dressés. Ces animaux ne parlent pas, ne peuvent pas se défendre, mais méritent notre respect. Ce respect commence dans notre assiette. Lorsqu'on y pense, c'est de la charognerie. On mange la mort tout simplement.

Je lui demandai alors: « Qu'est-ce qu'une personne qui a côtoyé la mort de milliers d'êtres vivants sans défense aurait à dire à un mangeur de viande. »

Il faut apprendre à respecter la vie. On mange de la viande par habitude? Pourquoi ne pas reconsidérer ses habitudes? Il faut commencer par accorder des droits aux animaux. Un être humain qui veut changer et commencer à regarder sa façon de se nourrir peut apprendre à substituer des repas de viande par des repas différents. Il faut partir à la découverte de nouvelles saveurs pour éviter des observations telles que « Tu me feras pas manger du tofu! » Pour changer, il faut s'informer, élargir sa vision et partir à la découverte plutôt que d'avoir peur de se sentir attaqué dans nos comportements.

Je rêve de susciter la curiosité du monde à d'autres façons de se nourrir. Choisir la santé c'est aussi créer un monde sans comportements violents. Toutes les lois du monde n'arriveront jamais à donner aux animaux ce à quoi ils ont droit : l'amour et la liberté. Pour changer ses habitudes alimentaires, il faut résister à l'indifférence et oser regarder, remettre en question.

Reconnaissons la réalité et changeons petit à petit nos habitudes de vie. Cessons d'avoir des excuses pour nous exempter des responsabilités qui nous incombent face à ce qui nous entoure. Si une personne ne veut pas arrêter complètement la viande, qu'elle diminue simplement. De la viande de temps en temps sans en faire une obligation sacrée. Si chacun réduit sa consommation de viande, l'industrie perdra des sous et les abattoirs seront moins nombreux. Il ne faut pas oublier toutes les autres raisons de ne pas consommer les animaux: les gaz à effets de serre, la pollution, la santé. La souffrance est omniprésente à tous les niveaux dans cette industrie. Le consommateur peut souffrir de son steak, le travailleur souffre dans un abattoir, l'animal souffre tout au long de sa vie... personne n'est gagnant. Tout est une question de profit, le fameux signe de $. Il faut que les choses changent, qu'on arrête ce cycle de souffrance qui n'existe qu'au nom de l'argent. L'abattage c'est dépassé, tout simplement, car ce n'est pas humain.

Nous détruisons pour nous nourrir et nous nous détruisons à nous nourrir!

Le mot de la fin...

Ainsi se termine cette entrevue riche en émotions. J'admire cette femme qui a été au front, qui a vu les pires horreurs qu'un humain puisse avoir sous les yeux. Ces yeux embués de larmes presque soulagés de m'avoir permis de coucher sur papier les horreurs qui hantent son passé, un peu comme si on ouvrait la cage d'un animal prisonnier qui cherche à trouver un peu de réconfort dans la liberté. Elle devra vivre toute sa vie avec ces images en tête, mais elle en sort grandie, car maintenant elle n'encourage plus cette souffrance, elle ne la cautionne plus, elle la condamne.

Je mange ma dernière bouchée de carré aux dattes en pensant aux yeux du petit cochon qui demandait «Pourquoi te soucies-tu de moi?»

J'ai envie de lui répondre à cet instant: simplement, car tu es un être vivant toi aussi...

Ce billet de blogue a également été publié sur le blogue personnel d'Annick Blais pitiemangemoipas.

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