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Le retour à la réalité d’un Incel

Jusqu’à tout récemment, Jack Peterson se définissait comme un « Incel », c’est-à-dire un célibataire involontaire.
Jack Peterson emerged as an unofficial spokesperson for the incel community. Then he abruptly quit.
Alyssa Schukar for HuffPost
Jack Peterson emerged as an unofficial spokesperson for the incel community. Then he abruptly quit.

Jack Peterson croyait être trop laid pour avoir des relations sexuelles. Il a trouvé le réconfort dans les bas-fonds d'Internet auprès d'une communauté de perdants. Il essaie maintenant d'en sortir.

Au mois de mai, Jack Peterson a mangé dans un restaurant italien du centre-ville de Chicago en compagnie d'une femme qu'il a rencontrée sur Tinder. On pourrait dire que ce rendez-vous était tout ce qu'il y a de plus conventionnel. Mais pour Peterson, âgé de 19 ans, il s'agissait d'un exploit sans précédent.

Jusqu'à tout récemment, Peterson se définissait comme un « Incel », c'est-à-dire un célibataire involontaire. Les Incels se croient incapables d'entrer en relation avec une femme pour toutes sortes de raisons sur lesquelles ils n'ont aucun contrôle : ils sont trop petits, chauves ou n'ont tout simplement pas la gueule qu'il faut. Ils se croient condamnés à rester seuls à tout jamais.

Chez bon nombre d'Incels, ce fatalisme s'accompagne d'une haine toxique des femmes, qu'ils rendent responsables de leur solitude. Les Incels ont tendance à dénigrer et à déshumaniser les femmes dans les forums Internet, et certains vont jusqu'à fantasmer de les violer ou de les tuer par esprit de revanche.

Peterson affirme s'être intéressé à ce mouvement pour son climat de camaraderie masculine et non pour sa misogynie. Il a noué des liens avec d'autres hommes souffrant d'une faible estime d'eux-mêmes. Mais un événement l'a convaincu de mettre un terme à l'aventure.

Le 23 avril, Alek Minassian a tué 10 personnes (dont 8 femmes) en précipitant une camionnette dans une foule de piétons à Toronto. Quelques heures plus tôt, le chauffard avait publié un message cryptique dans Facebook au nom de la « Rébellion Incel », louangeant du même coup un certain Elliot Rodger, auteur d'une tuerie de masse ayant justifié son geste par sa haine des femmes.

Du jour au lendemain, tout le monde a cherché à contacter un Incel pour en savoir davantage. Lorsque le téléphone a commencé à sonner, Peterson a décidé de sortir de l'ombre. Sa motivation était très simple : à titre de modérateur bénévole d'un forum Incel, et à titre d'auteur d'un tout nouveau podcast intitulé Incelcast, il voulait démontrer que tous les Incels ne sont pas des misogynes en proie à la violence. La plupart sont des gens comme lui, c'est-à-dire des rejets de la société et des perdants autoproclamés ne pouvant compter que sur leur petite communauté.

Sur les ondes de la chaîne canadienne Global News, Peterson a plaidé en faveur de la suppression des contenus misogynes ou faisant référence aux tueurs de la trempe d'Elliot Rodger. Il s'est ensuite adressé à la BBC et a fait l'objet d'un billet dans le site internet The Daily Beast. Il a pris la parole sur une base régulière et le public a semblé réceptif à son message, ce qui l'a propulsé au rang de porte-parole officieux des Incels.

Une semaine plus tard, Peterson a brusquement annoncé qu'il quittait la communauté par l'entremise de sa chaîne YouTube personnelle. Dans une vidéo tournée dans sa chambre à coucher, où l'on aperçoit les affiches des films Eyes Wide Shut et Eraserhead ainsi qu'un fanion des Cubs de Chicago, Peterson affirme avoir demandé au propriétaire du forum Incels.me de « fermer définitivement son compte afin de ne plus jamais pouvoir y publier quoi que ce soit ».

C'est ce qu'on appelle voir la lumière au bout du tunnel.

L'initiation à la tribu

Peterson – dont le véritable nom est Kalerthon Demetro – a été élevé à Chicago par sa mère monoparentale. Après avoir abandonné l'école, il a vécu une vie solitaire marquée par un accès illimité à Internet.

Son premier contact avec les communautés virtuelles a eu lieu alors qu'il n'avait que 11 ans. Pour un adolescent déprimé, anxieux et victime d'intimidation, le babillard 4chan représentait un espace sûr et accueillant.

À l'adolescence, Peterson s'est replié sur lui-même, allant jusqu'à passer des semaines sans quitter son domicile. En visionnant les vidéos de dragueurs expliquant comment séduire les femmes – et ayant lui-même connu peu de succès à ce chapitre – il s'est persuadé que la séduction était un jeu auquel il perdrait toujours.

C'est alors qu'est entré en scène un vidéaste nommé Steve Hoca, connu pour ses clips sur la « véritable solitude forcée » (TFL) – un concept mis de l'avant par les hommes convaincus d'être victimes d'une injustice parce que les femmes refusent leurs avances.

Il y a environ un an et demi, Peterson a commencé à fréquenter le forum r/incels sur Reddit. Il avait entendu parler des Incels dans 4chan auparavant, mais a pris conscience que leurs témoignages de rejet et de solitude décrivaient parfaitement sa vie.

Du haut de ses 17 ans, Jack Peterson était lui aussi un Incel.

« J'ai toujours cru que quelque chose clochait avec moi, puisque tous les gens de mon entourage avaient des copines et des relations sexuelles pendant que je restais seul », affirme-t-il.

Le psychologue Warren Spielberg, spécialiste des problèmes liés à la masculinité, n'hésite pas à comparer les sites de la communauté Incel aux bandes criminalisées qui offrent le même sens d'appartenance aux adolescents vulnérables.

« Toutes les bandes se regroupent autour d'un ennemi commun », affirme Spielberg. « Et dans ce cas-ci, il s'agit des femmes. »

« La société dit aux adolescents qu'ils doivent attirer les femmes et perdre leur virginité pour devenir de vrais hommes. Or, le moindre échec les remplit de honte et cette honte peut se transformer en rage. Ils sont fâchés parce que les femmes ne volent pas à leur secours », explique-t-il.

La communauté Incel

En novembre 2017, Reddit a banni le forum r/incels pour cause d'incitation à la violence envers les femmes. À ce stade, Peterson était déjà pleinement immergé dans la culture Incel, affirmant s'y être fait de nouveaux amis pour la première fois depuis très longtemps.

Lorsqu'un nouveau forum nommé Incels.me a vu le jour pour combler le vide laissé par Reddit, Peterson en est devenu l'un des principaux usagers, y publiant pas moins de 7200 messages au cours des cinq mois suivants.

« C'était comme un emploi à plein temps », affirme-t-il avec un rire fatigué.

Peterson prétend avoir gardé l'onglet Incel.me ouvert sur son ordinateur en permanence, jour après jour, afin de ne rater aucun message. Comme plusieurs autres usagers, il a admis se sentir laid, solitaire et incapable de faire quoi que ce soit dans ce qui a pris l'allure d'une surenchère du désespoir.

Peu de recherches ont été effectuées sur la communauté Incel, mais un sondage récent auprès d'environ 300 membres actifs d'Incels.me donne quelques indices au sujet de ses usagers. La plupart d'entre eux sont jeunes – plus de 66 pour cent affirment avoir moins de 25 ans, comme Peterson – et près des deux tiers affirment n'avoir aucun véritable ami. Plus de la moitié ont pensé à recourir à la chirurgie plastique, et la grande majorité dit éprouver des problèmes de santé mentale comme la dépression ou l'autisme.

« Je n'ai pas de copine, aucun ami et rien ne fonctionne dans ma vie, mais au moins vous êtes là pour moi », a écrit Peterson au mois de mars dans l'un de ses messages à la sincérité parfois douloureuse. Lorsqu'un usager a demandé ce que chacun des membres ferait s'il avait une copine, Peterson s'est borné à répondre qu'il lui donnerait une accolade et l'embrasserait.

Le côté sombre

Peterson décrit la communauté Incel comme un groupe de soutien. Mais parmi les messages exprimant la détresse ou la tristesse, il n'est pas rare d'y trouver des messages glorifiant le meurtre de femmes ou préconisant le retour à une époque où les femmes avaient moins de droits.

Après avoir passé plusieurs années sur 4chan, un forum au ton délibérément provocateur, Peterson s'est malheureusement habitué à ce type de misogynie flagrante.

« J'ai essayé de filtrer la masse d'informations pour y trouver des contenus valables », affirme-t-il.

À son crédit, Peterson est parfois intervenu auprès d'Incels qui dépassaient les bornes. Au mois de mars, il a répondu « la violence n'est pas une bonne chose » à un usager qui se réjouissait de l'assassinat d'un mannequin en faisant référence à ses parties génitales. À celui qui demandait quels étaient les avantages et les inconvénients du viol, il a répondu « tu violes quelqu'un, il n'y a rien de bon là-dedans ». Lorsqu'un usager a publié une suggestion de lois qui interdiraient aux femmes de voter et de travailler, Peterson a répondu « les lois actuelles sont correctes, c'est nous qui sommes trop laids pour avoir du succès ».

Peterson ne déteste pas les femmes et l'affirme de manière catégorique. S'il a détesté quelqu'un lorsqu'il s'identifiait au mouvement Incel, c'est lui-même. Plusieurs de ses anciens messages empreints de dégoût ou faisant allusion au suicide sont là pour en témoigner : « J'aimerais mieux être un cafard qu'un homme laid. » Invité à se décrire en un mot, Peterson a choisi « déchet ». Lorsqu'un usager a prétendu que les femmes n'étaient pas des êtres humains, il a répondu : « Elles le sont. C'est nous qui ne sommes pas humains. »

Peterson ne nie pas qu'il existe un véritable courant de haine et de violence au sein de la communauté Incel. Il qualifie certains membres de détraqués et admet lui-même avoir écrit certaines choses regrettables.

Lorsqu'on lui demande si sa participation à une sous-culture déshumanisante et misogyne risque d'avoir eu certains effets néfastes à long terme, Peterson demeure perplexe : « J'interagis si rarement avec des femmes qu'il m'est difficile d'évaluer si cette période a affecté mon empathie et ma capacité de communiquer. »

La lumière au bout du tunnel

Après l'attentat de Toronto, l'intérêt des médias pour les Incels a explosé. Le problème était qu'aucun membre de cette communauté n'acceptait d'en parler ouvertement. La sortie du placard de Peterson en a fait un interlocuteur de choix. Le téléphone sonnait sans cesse, et pour la première fois de sa vie d'adulte, le jeune homme a dû s'adresser à des gens évoluant hors de son groupe isolé.

« Cette série d'entrevues télé m'a littéralement projeté dehors par la grande porte » explique-t-il. « Elle m'a contraint à devenir productif. L'heure du réveil a sonné. Il y a d'autres choses à faire dans la vie que me plaindre de mes échecs dans Internet. »

Peterson a rencontré de nombreux journalistes, y compris des femmes empathiques et curieuses d'en savoir plus sur sa vie. Ce simple dialogue a fait une grande différence. Bon nombre d'experts s'entendent sur le fait que les garçons ont simplement besoin d'avoir une connexion significative avec un adulte sain et compatissant.

« Ils ont besoin de fréquenter des hommes ou des femmes qui oseront leur dire : "ce que tu racontes n'a aucun sens, tu te nuis à toi-même" », affirme Robert Heasley, spécialiste de la masculinité et codirecteur du Men's Resource Center de Philadelphie.

Peterson a bien exprimé ce sentiment lors de son entrevue au HuffPost : « Entrer en contact avec des gens sains, normaux et polis m'a fait prendre conscience que c'était une mauvaise chose de rester dans ce groupe. »

Dans sa vidéo d'adieu à la communauté Incel, il affirme ne plus vouloir croupir dans un lieu aussi défaitiste : « J'ai des projets. Je n'ai rien contre ce groupe, car je m'y suis fait des amis – mais si j'y reste, je ne serai jamais capable de sortir de l'ornière dans laquelle je me suis enfoncé. Je ne pourrai jamais passer à l'étape supérieure. »

Le jeune homme doit maintenant passer par un processus de rééducation. Il a lu une grande quantité d'articles critiquant le mouvement Incel afin de comprendre le point de vue d'autrui. Il espère mener une vie plus engagée et productive dans laquelle même les femmes pourraient avoir une place. À cet effet, il a réussi à prendre quelques rendez-vous supplémentaires dans Tinder.

« Je commence à me dire : voilà, il se peut que je sois juste un gars normal qui a eu de mauvaises expériences et qui s'est barricadé chez lui quelques années », conclut-il. « J'ai maintenant la possibilité d'être une personne tout à fait normale. »

Ce texte initialement publié sur le HuffPost Canada a été traduit de l'anglais par Pierre-Etienne Paradis pour le HuffPost Québec.
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