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Faites votre examen de philosophie morale avec ces scènes de «Game of Thrones»

Faites votre examen de philosophie morale avec ces scènes de «Game of Thrones»
HBO

Le moment tant attendu est presque arrivé. Dimanche 24 avril, après un an d'attente, nous saurons enfin ce que deviennent Arya, Daenerys, Cersei ou encore Tyrion dans la saison 6 de Game of Thrones. Vous êtes au point sur les péripéties des personnages à la fin de la dernière saison? Pour patienter encore un peu, nous vous proposons un exercice un peu particulier: philosopher avec eux.

Dans un livre publié en janvier 2016, Game of Thrones, une métaphysique des meurtres, l'enseignante en philosophie Marianne Chaillan passe au peigne fin cette série hautement philosophique en convoquant les plus prestigieux philosophes pour en débattre.

Le HuffPost a sélectionné un grand dilemme moral de la philosophie que Marianne Chaillan détaille dans son livre et dont la série, inspirée de l'oeuvre de George R.R. Martin, est un parfait exemple.

Vous êtes prêts pour votre examen de philosophie morale? C'est parti.

Que pensez-vous de ces deux exemples de Game of Thrones?

Cas n°1 : Est-ce moral de tuer un roi qui veut brûler son peuple?

Dans la série, on ne voit jamais le personnage qui a valu à Jaime Lannister son surnom de "Régicide", le "Roi Fou" Aerys II Targaryen. L'assassinat du Roi Fou, bien qu'antérieur aux événements de la série, est pourtant régulièrement évoqué dans celle-ci. Jaime Lannister, qui faisait alors partie de la garde royale du roi Aerys II Targaryen, a profité de la rébellion de Robert Baratheon pour assassiner celui qu'il devait protéger d'un coup d'épée dans le dos. Aerys Targaryen était de son côté loin d'être sans reproche: il menaçait notamment de brûler toute la capitale de Westeros, King's Landing, avec du feu grégeois. Un demi-million de personnes aurait peut-être péri sans l'intervention de Jaime.

L'argument de Jaime Lannister en faveur du régicide - Jaime assume totalement son acte. A Brienne, dans la saison 3, il s'explique. "Vous me méprisez tous. Tueur de roi (...) Avez-vous entendu parler du feu grégeois? Naturellement. Le Roi Fou en était obsédé. Il aimait regarder les gens brûler (...) Il s'est tourné vers son pyromancien. 'Brûle-les tous', lui a-t-il dit (...)" Pour Marianne Chaillan, "Jaime a tué deux personnes mais il en a sauvé des milliers. Son action était non seulement utile mais encore morale. Jaime a fait son devoir".

L'argument de Ned Stark contre le régicide - Dans l'épisode 3 de la saison 1, il rétorquait à Jaime: "qu'est-ce que vous vous dites la nuit? Que vous êtes un serviteur de la justice?"."Quand bien même son intention [de Jaime] eût-elle été de sauver le demi-million de vies, cela serait resté injustifiable pour Ned. Il est moralement impossible de tuer quelqu'un - et ceci, quelles que soient les atrocités dont s'est rendue coupable cette personne", explique Marianne Chaillan.

Cas n°2: Est-ce moral de massacrer une famille pour mettre fin à une guerre?

C'est certainement l'un des épisodes qui a le plus choqué les téléspectateurs, The Rains of Castamere. C'est d'abord une histoire de vengeance. Robb Stark, sa jeune épouse enceinte Talisa et sa mère Catelyn, sont assassinés chez Lord Walder Frey, mécontent que le fils des Stark ait rompu la promesse de mariage qu'il avait faite à l'une de ses filles.

Mais ce massacre a aussi été commandité par Tywin Lannister, aux côtés de Frey et de Lord Roose Bolton, pour une raison qui serait un peu plus "noble", celle de mettre fin à la guerre qui ravage Westeros.

L'argument de Tyrion contre ce massacre: Le fils de Tywin Lannister pense que la maison Frey s'est couverte de déshonneur. "Demeuré seul avec son fils Tyrion, ils discutent de cet acte qui aux yeux de Tyrion est barbare et contrevient aux lois de l'hospitalité", souligne Marianne Chaillan.

L'argument de Tywin en faveur de ce massacre: "En quoi est-ce pire de tuer dix personnes dans un mariage que de tuer cent mille sur un champ de bataille?", demande-t-il à son fils. Pour Marianne Chaillan, Tywin "se pose même en sauveur et en agent moral: son action, aussi horrible semble-t-elle, a des conséquences extrêmement favorables. En agissant ainsi, il a sauvé la vie de dizaines de milliers de personnes."

L'équivalent du "dilemme du tramway" en philosophie

Dans les deux cas, la question peut se résumer ainsi: est-ce plus éthique de tuer une personne pour en sauver plusieurs? En philosophie, ces dilemmes moraux sont souvent représentés par une expérience de pensée assez simple, le "dilemme du tramway", imaginée par la philosophe britannique Philippa Foot en 1967.

Voici le dilemme (en anglais):

Dans cette expérience, vous apercevez un tramway "hors de contrôle", qui ne peut plus freiner. Sur son chemin se trouvent cinq personnes en train de travailler qui n'auront pas le temps de se dégager. Vous êtes face à un levier et avez deux possibilités: laisser le tramway se diriger vers les 5 personnes ou actionner ce levier, déviant le tramway sur une voie sur laquelle se trouve une seule personne, qui mourra.

Voici une variante de ce dilemme. Cette fois, vous assistez à la scène du haut d'un pont. Le tramway se dirige sans pouvoir s'arrêter vers les cinq travailleurs. Vous pouvez les sauver en faisant tomber de ce pont un très gros homme qui arrêtera le train.

Dans les deux cas, une personne, ou cinq, meurent. Mais l'intention et l'implication ne sont pas exactement les mêmes. Dans le premier cas, on dévie un tramway qui aurait dans tous les cas fait des victimes. Dans le deuxième, on tue directement quelqu'un qui ne se trouve pas sur les voies pour en sauver 5 autres.

Vous commencez à voir le rapport avec les deux cas de Game of Thrones? Ce sont des problèmes semblables. Dans le cas du régicide, on peut estimer ou non qu'il est plus éthique de tuer un roi pour éviter qu'il ne décime une ville. Dans le deuxième cas, on peut estimer ou non qu'il est plus éthique de tuer les Stark pour mettre fin à la guerre.

Emmanuel Kant VS. Jeremy Bentham

Si vous êtes plutôt du côté de Ned et de Tyrion, vous approuvez la philosophie de l'allemand Emmanuel Kant. Si en revanche vous soutenez Jaime ou Tywin, c'est plutôt le philosophe anglais Jeremy Bentham qui aurait été fier de vous.

A gauche Emmanuel Kant, à droite Jeremy Bentham

La philosophie morale d'Emmanuel Kant, décrite entre autres dans ses Fondements de la métaphysique des mœurs, est dite "déontologiste". Dans cette morale, c'est l'intention d'une action qui compte, quelles que soient les conséquences de celles-ci (même si elles sont désastreuses). "Pour un partisan du déontologisme donc, certaines actions sont moralement interdites, quelles que soient leurs conséquences", écrit Marianne Chaillan. "Ainsi, je ne peux ni dévier le train ni a fortiori jeter un homme depuis un pont sous prétexte que sa mort sauvera la vie de cinq personnes. On ne peut évaluer les conséquences sans une prise en compte des intentions."

Jeremy Bentham est moins connu du grand public que Kant mais sa théorie, l'utilitarisme, a eu et continue à avoir un impact gigantesque dans la philosophie. Contemporain de Kant, il se distingue énormément de celui-ci en proposant une morale conséquentialiste. De ce point de vue, une action est jugée morale si ses conséquences sont bonnes, peu importe l'intention. La maxime de Jeremy Bentham est la suivante: "Agis toujours de telle sorte qu’il en résulte la plus grande quantité de bonheur pour le plus grand nombre."

"Le conséquentialisme utilitariste commande que toute action soit approuvée ou désapprouvée en fonction de sa tendance à augmenter ou réduire le bonheur du plus grand nombre", explique Marianne Chaillan. "Dès lors, faire dévier le train ou jeter l'homme d'un pont se révèlent être les solutions morales car elles permettent de sauver cinq personnes", ajoute-t-elle.

Pour en revenir au régicide de Jaime Lannister, on comprend donc que son action est morale du point de vue de Bentham mais pas de celui de Kant. "Pour un kantien, le meurtre est une action injustifiable et l'action de Jaime est donc immorale. Cependant d'un point de vue conséquentialiste, si Jaime sacrifie deux vies (celles du Roi Fou et du pyromancien), il le fait pour sauver un demi-million de vies. Ainsi, non seulement cette action est utile mais plus encore, elle est morale", détaille Marianne Chaillan.

Même son de cloche du côté des tragiques noces pourpres. "L'acte de Tywin apparaît bel et bien épouvantable. Pourtant, semble-t-il, il est moralement acceptable si l'on suit la logique utilitariste!", écrit la philosophe. "C'est ce qu'accorderait Lord Bentham, jugeant qu'une telle action est bien moralement acceptable et que notre intuition d'épouvante n'est qu'un préjugé auquel il faut renoncer. Le sacrifice des Stark se trouve justifié dans la mesure où il engendre des conséquences plus utiles pour le bonheur du plus grand nombre."

Evidemment, ces deux cas, comme le dilemme du tramway, sont très théoriques. Dans la vraie vie, on se retrouve rarement face à ce genre de problèmes et si c'est le cas, rien n'est jamais tout noir ou tout blanc. On le voit bien d'ailleurs dans les deux exemples de Game of Thrones. Jaime a certainement profité de la situation de rébellion pour éliminer un Roi qu'il ne soutenait pas. Tywin a pris une décision géopolitique dont les conséquences étaient très incertaines.

D'autres auteurs sont d'ailleurs venus apporter des nuances à ces théories, preuve qu'elles sont difficilement applicables au jour le jour. C'est par exemple le cas de John Stuart Mill, pour qui aucune des actions évoquées dans cet article ne seraient morales (voir ici si vous souhaitez en savoir plus), même d'un point de vue utilitariste.

Si votre curiosité est piquée, vous pouvez lire le livre de Marianne Chaillan pour en savoir plus. Vous pourrez également savoir si vous êtes plutôt Platon ou Lucrèce en interrogeant votre rapport à la mort dans Game of Thrones ou encore, si vous seriez Hobbes ou Machiavel en fonction de la politique que vous mèneriez à Westeros.

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