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Sauver les migrants en Méditerranée, la bataille du capitaine Klaus Vogel

Aller sauver les migrants en mer, la bataille du capitaine Vogel
Sara Taleb

Il y a quelque chose de paradoxal dans le fait de rencontrer un capitaine de bateau sur la terre ferme. Ceci dit, la mer n'est pas bien loin. C'est à Marseille, en France, sur le Vieux Port, que nous faisons la connaissance de Klaus Vogel. Il n'a rien d'un Capitaine Haddock. Ni casquette, ni pipe, ni gros mots. Il a bien une barbe, mais la sienne n'a pas plus de quelques jours et tire vers le blanc. Il n'a pas non plus cet air renfrogné si propre à l'ami de Tintin. Non, les yeux très bleus de Klaus Vogel pétillent.

Cet Allemand francophone n'a pas fait le déplacement depuis Berlin pour le simple plaisir d'humer l'air marin. Ce samedi 12 septembre, l'association SOS Méditerranée, qu'il a co-fondée avec la Française Sophie Beau, responsable de programmes humanitaires, lance un appel aux dons à destination du grand public. À l'heure où des milliers de personnes perdent la vie en voulant atteindre les rivages de l'Europe, Klaus et Sophie veulent acheter un bateau, en partie grâce aux dons, pour venir à la rescousse des migrants à la dérive. Un projet d'envergure dont Klaus Vogel raconte la genèse en exclusivité au HuffPost.

Un homme, entre terre et mer

Pour se lancer dans une aventure aussi atypique, il faut l'être un peu soi-même. De son enfance à Hambourg, Klaus Vogel garde un souvenir fort de ses balades avec son grand-père dans le célèbre port de la ville. Mais pas de quoi alimenter une vocation de marin pour autant. C'est un peu par hasard qu'il y viendra. À ses 18 ans, il décide de faire une pause d'un an avant de poursuivre ses études. Il veut se confronter au travail, à quelque chose de concret. Alors qu'il envisage de travailler sur un chantier, retourner au port de sa jeunesse le fait changer d'avis. "J’ai eu de la chance d'être embauché sur un cargo qui allait en Indonésie. À l’époque le canal de Suez était fermé, alors on a contourné l'Afrique pour rejoindre l'Océan pacifique", se souvient-il. "C’était incroyable. L'odeur, l'équipage et les amitiés qui se nouent, la simplicité... J’avais adoré, mais je n’avais pas encore décidé de devenir marin".

Après des semaines et des semaines en mer, retour sur le plancher des vaches pour entamer des études de médecine. Mais au bout de deux ans, Klaus y met un terme. Non pas parce que c'est un échec - il a réussi ses examens -, mais parce qu'il se rend compte, que les études, ce n'est pas vraiment son truc. Il repart alors naviguer et grimpe petit à petit les échelons jusqu'à ses 26 ans. En devenant papa, il change à nouveau de cap. "J'étais enfin prêt pour le travail intellectuel", glisse-t-il. Grâce à une bourse, il reprend des études d'histoire qu'il poursuit jusqu'au doctorat. Bien qu'il ne perde pas le contact avec le monde maritime, cette pause terrestre dure dix-sept ans. Jusqu'au jour où l'instabilité de son poste le décide à retourner sur les eaux. Après une remise à niveau, il continue son ascension dans les grades, jusqu'en 2005, où il est nommé capitaine.

À voir ce parcours, fait d'allers-retours, il allait bien y avoir un moment où Klaus ouvrirait une nouvelle parenthèse. C'est effectivement ce qui se passe, en novembre 2014. Alors qu'il vient de terminer une mission, il apprend la fin de Mare Nostrum, l'opération de sauvetage des migrants que l'Italie porte à bout de bras. Le Capitaine Vogel connaît bien le sort que réserve la mer aux embarcations de fortune.

"Dans ma carrière, je n'ai jamais été confronté à un sauvetage de masse, avec des centaines de réfugiés à secourir. Je connais des gens qui ont dû y faire face. Mais j'ai moi-même expérimenté des situations de détresse", se remémore-t-il. "Il y a par exemple cette fois où un clandestin sénégalais s'était caché dans un bateau. Au bout de deux jours, il s'est montré à l'équipage. J'étais le seul à parler français à bord. ll m’a raconté son histoire et les motivations de son voyage. C’est une expérience qui permet de comprendre que s’ils entreprennent ce parcours, c’est parce ces gens y sont forcés. C’est une situation dans laquelle tout le monde peut se retrouver. Les Européens l’ont eux-mêmes vécu lorsqu’ils ont dû quitter l’Europe pour les Etats-Unis par exemple. Il ne faut pas l’oublier".

L'évidence d'agir

Alors c'est le déclic, il faut agir, "cela devient une évidence: il y a des gens en danger et dans le besoin et on se doit de les aider". L'idée d'acheminer un bateau pour secourir les migrants est née. Soutenu par sa famille et ses amis, Klaus Vogel se documente et découvre notamment la situation catastrophique des migrants en Libye où il déplore l'existence de camps qu'il compare aux camps de concentration. Dans la bouche d'un Allemand, la référence est loin d'être anodine.

"Oui, c'est fort de faire cette comparaison, mais c'est une réalité. Certains migrants sont mis dans des camps, où on leur prend tout ce qu'ils possèdent, où ils sont maltraités. Le Jesuit Refugee Service Malta a publié le rapport 'Beyond Imagination' début 2014 sur la situation en Libye. Depuis ce rapport, rien n'a changé, c'est encore pire. En le lisant, on se rend compte qu’il s’agit de camps de concentration. Et les gens doivent s’en rendre compte", martèle-t-il.

Le marin fait également le déplacement avec sa femme en mars jusqu'à Lampedusa. "Pour moi, cette île est un symbole. Je me suis très vite dit qu’il fallait que j’aille là-bas pour voir comment cela se passe. Pour voir par moi-même et parler aux gens sur place", explique-t-il. Mais Klaus Vogel a aussi conscience qu'il n'arrivera à rien tout seul. S'il a l'expertise maritime, l'humanitaire n'est pas son domaine. "Je n’avais pas de contact dans l’humanitaire. Seulement ma famille et mes amis. Dès janvier, je me suis d’abord mis à la recherche de partenaires. Je suis passé par un ami qui avait un réseau dans l’humanitaire. Nous avons discuté pour mettre en place un concept. Très vite il est apparu qu’on ne pouvait pas agir uniquement depuis l’Allemagne pour une question évidente de géographie. On savait qu’on aurait besoin de relais en France, en Italie, en Grèce, Espagne, etc.".

C'est finalement par le biais de sa belle-soeur qu'il fait une rencontre déterminante. Avec Sophie Beau, avec qui il co-fonde SOS Méditerranée, il trouve la dimension humanitaire qui manquait au projet. Ensemble, ils s'attèlent à monter les structures et les équipes - bénévoles, précise Klaus - nécessaires pour faire vivre l'idée. Ils décrochent également un partenariat avec Médecins du Monde qui prendra en charge médicalement les naufragés.

"Rien n'est impossible"

Les deux comparses ont également déjà repéré le bateau, adéquat techniquement, nécessaire aux opérations. C'est la pièce maîtresse du dispositif qui consiste à sillonner la Méditerranée, été comme hiver, pour aller au plus vite auprès des bateaux en perdition. Reste maintenant à trouver l'argent pour l'acheter. Au moins 1,5 million d'euros. Une somme colossale qui en découragerait plus d'un. Mais pas Klaus, persuadé que "rien n'est impossible".

"Quand je suis allé à Lampedusa, j’y ai rencontré le maire Giusi Nicolini. Il a dit 'Vous êtes fous'. Et il ajouté: 'Mais je suis avec vous'. Ça a été très important pour nous", raconte en souriant le capitaine. "Avec Sophie, on ne se dit pas que c’est fou. On se dit que c’est audacieux. Et on est convaincus qu’il faut aller jusqu’au bout, car la société civile doit agir", affirme-t-il avec conviction en ajoutant que "c’est la société qui est folle de ne pas réagir en conséquence".

Si l'ampleur d'une telle tâche ne l'effraie pas, qu'est-ce qui peut bien faire peur à Klaus Vogel? "Il y un peu plus de dix ans, alors que je n’étais pas encore capitaine, on s’est retrouvé dans un typhon dans le Pacifique. On a été prévenu trop tard pour dévier notre route. Ça a duré un jour et demi. C’était dingue. Et pendant ce temps, alors qu'on était en danger, on ne pensait ni au passé ni à l’avenir. On se disait juste: il faut qu’on passe à travers ça maintenant. Quand vous avez vécu ça, de quoi avez-vous peur après? La seule chose qui peut arriver, c’est de mourir. Mais dans ce cas, les autres continuent, assène-t-il sans fausse modestie. En un sens, c’est simple".

On insiste encore un peu, interrogeant la faisabilité du projet, mais sa détermination semble sans faille. On demande à Klaus Vogel, s'il n'a pas l'impression d'être Sisyphe. Ce personnage de la mythologie grecque est condamné à pousser jusqu'en haut d'une colline un rocher qui redescend juste avant le sommet. Il balaye la comparaison dans un rire: "Non, je ne suis pas Sisyphe. Cette fois, c'est une autre histoire, celle de la patience. Et je ne doute pas qu'aujourd'hui le rocher passera le sommet de la montagne".

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