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Voltaire, Rousseau et les autres: comment la célébrité a été inventée par l'Europe des Lumières

Voltaire, Rousseau et les autres: comment la célébrité a été inventée par l'Europe des Lumières
Wikimedia/Instagram

Quel est le point commun entre Kim Kardashian, Jean-Jacques Rousseau et Voltaire? La célébrité. Vous croyiez qu'il s'agissait là d'un mal de notre siècle que l'on devait à la télé-réalité, aux journaux à potins, à la politique spectacle. Ce n'est pas exactement comme cela que c'est arrivé jusqu'à nous.

Antoine Lilti, directeur d'études à l'Ecole des hautes études en sciences sociales (EHESS), a publié à la fin du mois d'août chez Fayard, une histoire de la création de la célébrité entre 1750 et 1850 intitulée "Figures publiques". Dans cet imposant volume, il s'interroge sur la façon dont l'Europe des Lumières a pu créer la célébrité. Il montre que cette grandeur très contestée accompagne les mutations de notre société. Mais revenons en arrière, bien avant Kim Kardashian, il y avait Voltaire et Rousseau.

Le HuffPost : Votre livre s'ouvre sur une scène impressionnante, celle de Voltaire, de retour à Paris après trente ans d'exil, assistant à la Comédie Française à une représentation et dont la présence déclenche l'hystérie dans toute la salle. Voltaire est-il la première célébrité de l'histoire?

Antoine Lilti : Voltaire compte parmi les premières célébrités au sens moderne du terme, comme Jean-Jacques Rousseau. Cette scène de 1778 est souvent décrite comme le moment de gloire de l'homme de Lettres, comme un couronnement, un triomphe comparable à celui d'un souverain. Mais c'est plus que cela, cette reconnaissance, cette hystérie est un phénomène nouveau, celui de la célébrité moderne. Elle ne repose pas seulement sur l'admiration unanime pour un homme qu'on pare de toutes les vertus, mais aussi sur un phénomène de curiosité à propos de la vie privée, d'une forme de désir d'intimité ou d'identification à cet homme. Voltaire lui-même était assez mal à l'aise avec tout cela.

On se trompe donc si on fait remonter la célébrité à l'avènement du cinéma et de la télévision?

Oui, c'est un phénomène bien plus ancien qui a vraiment débuté au XVIIIe siècle, alors que la presse se développe. Les écrivains sont représentés sur des gravures qui s'achètent dans tout Paris. Ils deviennent extrêmement connus de leur vivant, c'est tout à fait nouveau. Mieux encore, les écrivains sont célèbres bien au delà du monde des lettres. Voltaire n'est plus seulement connu et respecté de la République des Lettres, d'une élite intellectuelle, il devient une personne connue y compris des gens qui ne lisent pas ses livres et ne connaissent pas ses pièces. Ces gens vont chercher à être au courant de sa vie privée et intime, ils veulent le croiser, le rencontrer. Tout le monde connaît son visage. Quant à Rousseau, tout ce qui lui arrive, y compris ce qu'il y a de plus mineur, est publié dans la presse. C'est la première fois qu'une personne qui n'est pas un souverain, comme un comédien, un auteur, un penseur devient un personnage public, une figure publique. Tout ce qui le concerne y compris ce qui n'a de rapport avec son art, tout devient public et suscite la curiosité et la fascination du public. Cette sphère privée devient le cœur de l'intérêt, les tableaux de Voltaire dans sa vie domestique ont alors beaucoup de succès.

Un peu comme les magazine people aujourd'hui? Voltaire et Kim Kardashian, même combat?

Aujourd'hui la célébrité fait partie de notre univers culturel. Certaines personnes sont parfaitement à l'aise avec le jeu de l'auto-promotion, comme Kim Kardashian. Mais dans l'idée générale, la célébrité est toujours restée une valeur ambivalente, en partie illégitime et c'est ce qui la différencie de la gloire. D'ailleurs, pour ceux qui en font l'objet, la célébrité est une épreuve assez complexe à gérer. Comme Voltaire ou Rousseau, les écrivains d'aujourd'hui par exemple doivent gérer leur travail intellectuel et littéraire d'une part et le fait de se retrouver confrontés à leur image publique d'autre part. Certains en jouent, c'est le cas de Michel Houellebecq. Il sait parfaitement manier sa célébrité et a créé un personnage public qu'il sait faire exister. Si aujourd'hui la célébrité a plus d'ampleur qu'au XVIIIe siècle, les mécanismes qui la commandent et les discours critiques qui l'accompagnent, en revanche, n'ont pas changé. Les reproches que l'on fait à la célébrité de Kim Kardashian rappellent ceux du XVIIIe siècle. On se scandalisait alors qu'un acteur qui jouait des pièces sur le boulevard soit aussi célèbre que Voltaire et que certaines de ses pièces aient plus de succès. Dans nos sociétés, il existe une vraie tension entre la célébrité à la fois critère de succès et donc très valorisée et la vulgarité et le sentiment d'illégitimité qui en ressort.

Vous parlez de la difficulté pour un auteur d'assumer cette célébrité, mais peut-on vraiment la refuser?

Le refus de la célébrité est né au même moment que la célébrité elle-même, au XVIIIe siècle. Comme le montre l'exemple de Chamfort (un moraliste de la fin du XVIIIe NDLR) qui dès qu'il connut la célébrité préféra se retirer, ne supportant plus cette attention du public. Mais ce retrait et refus de la célébrité a une conséquence fâcheuse, il nourrit la célébrité. Rousseau par exemple, lorsqu'il est confronté à la célébrité, après l'avoir désirée, va très vite la dénoncer comme un fardeau, une aliénation et va tout faire pour la refuser. Il se construit alors un personnage qui aime la solitude, l'authenticité et qui refuse de recevoir les gens qui viennent lui rendre visite. Il ne répond pas aux lettres de ses fans. Mais, plus il refuse la célébrité, plus il est célèbre. Il commence à devenir paranoïaque. Il est la star qui fascine d'autant plus qu'il prétend refuser le jeu de la célébrité.

Est-ce que la célébrité a aussi touché les hommes politiques contemporains de Voltaire et Rousseau?

Pendant la Révolution française, Mirabeau est l'inventeur du principe démocratique lorsqu'il affirme la souveraineté populaire. Mais il est aussi spécialiste des interventions très théâtrales qui fascinent le public. Il sait très bien jouer de sa célébrité et de son passé entre ses histoires d'amour scandaleuses, son passage en prison, son statut de noble. Pendant les derniers mois de sa vie, alors qu'il est malade, le public suit au jour le jour l'évolution de son état de santé. Dès les origines de la démocratie moderne, la célébrité vient nourrir la politique. Le livre de Valérie Trierweiler est un exemple très spectaculaire de la peopolisation de la vie politique.

Et les fans dans tout ça, que gagnent-ils au jeu de la célébrité?

On a souvent un discours un peu condescendant à l'égard des fans. Mais l'intérêt pour le fan est évident, en s'identifiant à des phénomènes collectifs, il se forge une identité. Un bénéfice d'autant plus important que cela lui permet aussi de trouver des ressources affectives dans une société assez individualiste. Si l'enthousiasme des lecteurs de Rousseau ou de Byron est décrit sur le mode de l'hystérie et de la pathologie, c'est en fait un outil pour se construire. C'est le cas de "La Nouvelle Héloïse", un best-seller de Rousseau, pour lequel les lecteurs écrivent des courriers de fans. Ils recherchent un lien imaginaire avec l'auteur. Après le succès d' "Emile ou de l'Education", lorsque l'on donne à son enfant le prénom d'Emile comme le personnage de Rousseau, on fait de Jean-Jacques, un ami imaginaire.

On gagne un prénom avec la célébrité?

Les fans veulent nourrir une relation intime personnelle, avec une personne qu'ils ne rencontreront jamais, comme un Johnny, une Marilyn ou un Elvis. Au XVIIIe siècle, c'est la même chose, les journaux parlent de "Jean-Jacques", comme les lecteurs qui lui écrivent. De tout cela, le philosophe finira par écrire "Rousseau juge de Jean-Jacques", un ouvrage où il décrit le personnage public, celui qu'il appelle Jean-Jacques et le confronte à Rousseau, celui qu'il pense être vraiment.

Comment va évoluer la célébrité dans les prochaines années?

Le rôle des médias et la conscience de l'individu singulier, qui sont les deux piliers de la modernité, ne peuvent qu'accentuer les mécanismes de la célébrité. La question est de savoir si la célébrité va finir par devenir légitime ou si elle va rester dans l'illégitimité.

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