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L'argot obscène des moujiks désormais légalement interdit en Russie

L'argot obscène des moujiks désormais légalement interdit en Russie

La Russie a interdit désormais les mots grossiers dans les films, les spectacles et les médias. Une mesure décriée et moquée, dont seuls les linguistes se réjouissent, y voyant la promesse de préserver de la banalisation le très riche argot russe.

La loi entrée en vigueur cette semaine veut éradiquer dans le domaine public le "mat", un univers linguistique parallèle entièrement articulé autour d'une poignée de mots obscènes, déclinés à l'infini. Son usage s'est développé au sein de la population avec la chute du régime soviétique.

Les disques et les livres contenant des jurons seront identifiés par une étiquette avertissant l'acheteur. Les contrevenants devront payer des amendes pouvant atteindre jusqu'à l'équivalent de 1.000 euros.

"Interdire les jurons aux Russes revient à leur interdire de respirer. C'est comme interdire aux Italiens de faire des gestes en parlant !", plaisante l'internaute Maxime Morozov sur Facebook.

"Interdire le lever du soleil le vendredi aura le même effet", renchérit Sergueï Stadnik, un autre internaute.

"Cette loi interdit les expressions les plus laconiques et les plus convaincantes que je connaisse!", s'indigne Elena, 53 ans, administratrice d'un cabinet médical à Moscou.

"Les ouvriers qui font des travaux chez moi ne font pas ce que je leur demande tant que je n'utilise pas ces expressions", explique-t-elle, se disant indignée par cette nouvelle loi "insensée".

Des autorités du cinéma russe comme le réalisateur Nikita Mikhalkov ont désavoué la mesure, alors que d'autres, comme Natalia Mechtchaninova ou Valeria Gai-Guermanika ont déjà dû apporter des retouches à la bande-son de leurs films.

"C'est une loi incongrue. Le mal ne vient pas de l'écran: les Russes parlent en jurant, c'est une tradition", plaide Sergueï Melkoumov, co-producteur du film "Leviathan" d'Andreï Zviaguintsev qui a obtenu le Prix du meilleur scénario au dernier festival de Cannes.

Malgré le langage souvent très cru de ses personnages, "Leviathan" a obtenu in extremis l'autorisation de distribution en Russie, quelques jours avant l'entrée en vigueur de la loi.

Les expressions employées par l'un des personnages, un alcoolique désespéré, "le rendent plus vivant, dégoûtant, mais finalement plus compréhensible pour le spectateur", estime Sergueï Melkoumov.

Le "mat" tient une place particulière en Russie, où ce langage obscène est presque un objet de fierté nationale.

"L'emploi du +mat+ est très spécifique dans la langue russe : toute la diversité du vocabulaire obscène se réduit à trois expressions de base, ayant trait au sexe", explique à l'AFP la linguiste Elena Chmeleva.

"Les nombreuses déclinaisons de ces trois expressions permettent d'exprimer les nuances les plus fines de la pensée", assure l'experte.

Même si les grandes figures de la littérature russe, d'Alexandre Pouchkine à Boris Pasternak, de Fiodor Dostoïevski à Léon Tolstoï, se délectaient de l'utilisation de mots obscènes dans leur correspondance, "les jurons ont toujours fait l'objet d'un tabou très sévère en Russie", rappelle cependant la linguiste.

C'est en URSS que le "mat" a connu son âge d'or, raconte Vadim Mikhaïline dans son étude "Sentier des mots bestiaux", consacrée au langage obscène en russe.

Hauts fonctionnaires soviétiques qui dirigeaient leurs subordonnés grâce au "mat", ex-prisonniers des goulags staliniens, ouvrières passées par les métiers masculins pendant la Seconde Guerre mondiale: tous ont pratiqué ce langage malgré la réprobation officielle.

Le "mat" était banni officiellement du vocabulaire en URSS mais avec la fin de la censure soviétique, "la libéralisation générale et notamment la découverte par les ex-Soviétiques du cinéma américain, a peu à peu désacralisé l'usage des obscénités", explique Elena Chmeleva.

Les mots grossiers sont devenus monnaie courante chez des écrivains en vogue comme Vassili Aksionov, Viktor Pelevine ou Vladimir Sorokine.

"Avec cette désacralisation, le langage grossier russe a perdu de sa signification", résume l'experte.

"Seule l'interdiction totale et absolue des mots obscènes dans l'espace public peut aider ce langage à renouer avec son rôle de puissant moyen d'expression artistique qu'il est en train de perdre", abonde le professeur et linguiste Anatoli Baranov.

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