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Rwanda: les traumatismes enfouis des rescapés du génocide de 1994

Rwanda: les traumatismes enfouis des rescapés du génocide de 1994

"Parfois (...) je me sens devenir fou"... Assis bien droit, les mains jointes, Jean-Bosco Rurangirwa continue d'être hanté par la vision du massacre de sa famille à la machette en 1994, dans une église du centre du Rwanda où, avec des milliers d'autres Tutsi, il se croyait à l'abri.

Lors des massacres qui ont jalonné l'histoire du Rwanda avant le génocide, les églises avaient toujours été des sanctuaires et servi de refuge. En 1994, elles ne furent pas épargnées et se transformèrent en abattoirs où les bourreaux trouvaient leurs victimes rassemblées, sans échappatoire.

Alors que les massacres avaient commencé, à Nyamata, à une trentaine de km de Kigali, entre 2.500 et 5.000 personnes, selon les estimations, s'étaient entassées dans l'église de la commune, pensant y être en lieu sûr.

Mais le 14 avril 1994, soldats et miliciens hutu Interahamwe y pénétrèrent après y avoir lancé des grenades et, durant plusieurs heures, massacrèrent méthodiquement, à coups de machette et de gourdins, hommes, femmes et enfants de tous âges. Très peu en réchappèrent.

Quelques heures plus tard, les tueurs éliminaient femmes en couches et nouveaux-nés dans une maternité voisine, avant d'attaquer l'église de Ntarama, à une vingtaine de km de Nyamata.

"Quand vous avez vu tant de cadavres (...) - et parmi eux j'ai vu ceux de ma femme, de mon père, de mon fils et de ma fille - vous perdez la raison, vous devenez fou", explique Jean-Bosco Rurangirwa, près de l'église de Nyamata, laissée en l'état et transformée en mémorial d'un génocide qui, en une centaine de jours à peine, fit quelque 800.000 morts, essentiellement dans la minorité tutsi.

Les trous du toit de tôle projettent des rais de lumière sur les vieux vêtements, lunettes brisées, petite monnaie, qui depuis 20 ans témoignent de la tuerie.

Avec de rares survivants, dont sa fille, qui comme lui ont échappé aux tueurs en se cachant sous les bancs ou les cadavres de leurs proches, Jean-Bosco Rurangirwa parvient, la nuit tombée, à s'enfuir vers le Burundi. Sa fille rescapée sera tuée par des miliciens au cours de leur fuite.

Vingt ans plus tard, remarié et père de quatre enfants, il peine toujours à affronter le passé: "quand vous avez vu les cadavres de vos enfants gisant près de celui de votre femme, les mots n'ont simplement aucun sens".

Quand Naasson Munyandamutsa est arrivé en 1994 juste après le génocide, il était le seul psychiatre du pays.

"On ne savait pas vraiment comment traiter cela. Dans notre culture, nous n'avions pas de mots pour exprimer les traumatismes", explique-t-il. La langue nationale kinyarwanda connaît la "folie" ou la "possession" mais il a fallu trouver des termes pour nommer les souffrances psychiques particulières héritées du génocide.

"Ihahamuka", qui exprime au sens large le fait de faire sortir quelque chose de soi, a été adopté pour décrire les impressionnantes crises et pertes de contrôle, que manifestent, souvent à l'époque des commémorations du génocide et parfois de façon collective, de nombreux rescapés à travers le Rwanda.

Chaque mois d'avril, les commémorations font resurgir les souffrances enfouies au long de l'année. "Nous voyons des gens abasourdis ou tombant en syncope, en larmes ou faisant des crises d'épilepsie", raconte le Dr Munyandamutsa qui y voit des appels au secours.

"Il faut parfois crier pour que les sourds entendent", dit-il, particulièrement dans un pays où la discrétion est culturelle et où hausser le ton est mal vu.

"Ihungabana", qui littéralement évoque l'agitation d'un liquide secoué, décrit lui le bouleversement intérieur des rescapés qui affrontent souvent seuls et silencieusement leurs souffrances. S'il y a désormais un psychiatre dans chaque circonscription, seul "un faible pourcentage de gens ont eu accès à une thérapie", explique le Dr Munyandamutsa.

"Les gens ont peur de parler comme avant, la parole a tué et personne ne sait parler la langue de la guérison", explique le psychiatre.

Jean-Bosco Rurangirwa dit avoir pardonné à ceux du village qui ont admis avoir fait partie de la horde ayant massacré sa famille.

"La vie a repris (...) cette douleur s'est estompée", affirme-t-il, mais "il y a des choses qui ne peuvent être pardonnées. En tant qu'être humain, il y a des choses que vous ne pouvez pas oublier ou dont vous ne pouvez pas parler".

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